par le souvenir que lui rappelait cet objet, oublié, elle fondit en larmes. — Voyez, dit Ismaël, elle pleure en me retrouvant comme j’ai pleuré quand elle m’a quitté.
— Je ne crois pas que ce soit de chagrin ! répliqua le docteur. Tu te souviens que tu me regardais bien noir, Ismaël, quand je l’ai emmenée ; et moi, je t’en veux, car tu vas m’enlever l’amie de mes enfans ! Les soins que je lui ai prodigués pendant sa maladie, elle me les a payés par son affection pour eux. Nous sommes quittes… Prends-la… Si j’ai mis tout à l’heure ta patience à l’épreuve, c’est qu’en te voyant entrer ici, j’ai compris que tu venais me la redemander.
— Ismaël a acheté à Rosette une barque qu’il commande lui-même en qualité de reïs. C’est une belle canja à : deux mâts, montée par dix matelots arabes et un mousse qui a le bonheur d’être rarement battu ; comme elle m’a porté d’Atféh au Caire, je puis rendre témoignage de la propreté de sa cabine, ainsi que des façons parfaitement honnêtes du patron. À la pointe où se tenait jadis Fatimah, il y a encore aujourd’hui une petite mendiante aveugle, et il y en aura toujours, parce que la place est excellente.
La mère de Fatimah ayant désiré retourner à son village, Ismaël y a fait bâtir une maison où la vieille se trouve très heureuse ; comme beaucoup de bonnes femelles de son pays, elle croit que le médecin frangui est un sorcier et que tous les Européens sont des médecins. Malgré la grande affection qu’il porte à Fatimah, même depuis qu’elle est sa femme, Ismaël continue de naviguer ; le Nil n’avait-il pas été sa première passion ? A son arrivée à Rosette, il a eu la curiosité de voir la cabane du fellah chez qui il avait servi dans son enfance. Le vieux couple était sans doute mort, car il ne le retrouva plus ; le toit de la hutte s’était affaissé ; il n’y restait d’autre habitant que le chat devenu maigre et à moitié sauvage. Quant aux chiens, ils erraient dans les environs, plus affamés que jamais. Cependant, au lieu d’aboyer en voyant passer Ismaël comme auparavant, ils semblaient réclamer sa protection, ce qui rappela au fellah devenu riche les paroles d’un des trois chefs arabes de la place du Caire : « Si les chiens voient un homme en haillons, ils aboient après lui et grincent des dents ; mais qu’ils voient venir un homme dans l’opulence, ils courent au-devant de lui en agitant la queue !
THEODORE PAVIE.