Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1061

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conduirais, si j’étais votre chef ! Obéirez-vous à un homme qui vous fait mourir de faim, qui demain vous fera fouetter et jeter en prison, là sur ce rivage !…

— Silence ! dit Ismaël, d’une voix ferme ; préparez les ancres !

— Donnez-nous à souper, hurlaient les matelots tenus en respect par l’attitude calme du nakoda.

— Préparez les ancres ! répéta celui-ci.

— A l’eau, à l’eau le nakoda avec ses Arabes ! murmura le pèlerin caché derrière les matelots, — et il tirait de dessous - sa tunique une paire de tabantché[1], pareils à ceux que portent les aïtas.

Excités par les paroles du haddji, qui attisait leur colère, les noirs poussaient des rugissemens sauvages ; aucun d’eux n’osait encore s’approcher du capitaine.- Lâches, répétait le pèlerin, jetez-les par-dessus le bord, et le navire est à nous avec tout ce qu’il renferme ! — Et, en parlant ainsi, il faisait mine de se mettre à leur tête. Ce mouvement en entraîna quelques-uns ; le plus hardi, brandissant une rame, courut comme un furieux vers la poupe. Ismaël, qui le suivait du regard, l’abattit d’un coup de pistolet, et s’élança sur le pèlerin. Ses Arabes marchaient avec lui ; leurs armes menaçaient à bout portant l’instigateur de la révolte, qui, subitement, abandonné par les noirs, se retira à reculons aussi loin qu’il le put. Appuyé contre le bord, il tenait ses pistolets le canon en bas dans l’attitude d’un homme pétrifié ; les matelots nègres, épouvantés de la mort de leur camarade, cessèrent leurs clameurs, tombèrent à genoux en sanglotant et demandèrent pardon.

Haddji ! cria Ismaël, jette bas les armes, ou tu es mort !

Celui-ci ouvrit les mains, et ses pistolets glissèrent sur le tillac.

— Tu es un menteur et un traître, haddji, continua Ismaël ; je t’ai vu à Fouah ; ces pistolets que voici, tu les as tournés contre moi ; — tu étais un aïta dans ce temps-là, — et tu as fait feu ! Ce petit mousse de Fouah te tient à son tour sous ses pieds !

— Grace, dit l’aïta ; fais-moi grace, je te paierai généreusement ma rançon.

— Ne mens pas, répliqua Ismaël en le couchant en joue.

— Par le prophète, je dirai la vérité… En bas, dans la cale, il y a un paquet qui contient mes habits d’aïta… Dans la ceinture,… je ne mens pas ! cherche bien, et tu trouveras quatre grosses perles…

— De Ceylan ; n’est-ce pas ?

— Oui, sur ma tête, des perles de Ceylan, et d’un grand prix.

— Que tu as volées, brigand !

— Que j’ai trouvées, balbutia l’aïta.

  1. Pistolets turcs.