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celui qui reste est si à plaindre ! Comme Fatimah passait près de lui, il fit de son côté un pas qu’elle entendit ; ses yeux fermés se tournèrent vers le pâtre ; puis, comme si elle eût craint d’attirer l’attention de sa mère, elle continua d’avancer. D’ailleurs, derrière elle venaient les passagers de la barque, et à leur tête le médecin, qui lui inspirait un respect mêlé de frayeur. Celui-ci remarqua bien qu’Ismaël observait tout ce qui se passait ; il lui adressa quelques questions, mais le pâtre ne répondit rien.

— Ce conducteur de buffles, dit le médecin à ses compagnons, m’a tout l’air de nous faire la mine parce que nous emmenons cette petite infirme ! — Et s’adressant à Ismaël qui semblait l’écouter : — Tiens, mon garçon, prends ce bakchich[1] pour te consoler.

Le pâtre secoua la tête d’un air qui signifiait : Je ne suis pas un mendiant.

— Diable ! reprit le médecin ; un fellah qui refuse l’argent qu’on lui offre !… Cela ne s’est jamais vu ! Comment t’appelle-t-on ?

— Ismaël.

Tout à coupla brise rida la surface du Nil ; on la voyait arriver de loin, soulevant la poussière des plaines, courbant les saules et les roseaux, animant de son murmure le paysage endormi. Quand le premier souffle atteignit le bout des voiles, la barque s’inclina, prit son élan comme un cheval qui sent l’éperon, puis partit, laissant derrière elle un sillon d’écume. Fatimah cherchait à se reconnaître sur cet élément nouveau ; surprise par le balancement inattendu de la canja, elle s’accrochait aux cordages ; cependant son visage se penchait vers la rive avec une certaine obstination, et Ismaël, qui la suivait du regard, comprit qu’elle lui disait adieu. À mesure que la barque s’éloignait, il approchait plus près du bord de l’eau, au point que son pied touchait déjà le sable humide. Là, sous une touffe de joncs, il découvrit le bâton recourbé que l’aveugle y avait laissé comme un souvenir. Il le ramassa : c’était une tige de palmier lisse et flexible.

Les voiles du bateau, cachées de temps à autre par les îles du fleuve, se montraient encore à l’horizon, mais enfin elles cessèrent d’être visibles, et Ismaël, après s’être plus d’une fois retourné en arrière, monta de nouveau sur le rivage. Ses buffles oubliés paissaient à l’aventure ; le mouvement qu’il se donna pour les rallier l’empêcha de sentir trop vivement le chagrin qui l’oppressait. Pendant quelques jours, il s’occupa à parcourir pas à pas les sentiers à travers lesquels il avait souvent conduit la petite Fatimah ; mais peu à peu l’empreinte de leurs pieds s’y effaçait. Bientôt aussi, l’époque des crues arrivant, le

  1. Aumône, présent, pourboire, que les pauvres et en général les gens des basses classes en Orient réclament des étrangers.