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par la brise. Des canjas remontaient dans la direction du Caire pour y déposer des pèlerins qui se rendaient à la Mecque ; d’autres barques, plus grandes, portant le pavillon rouge, semé de trois croissans, descendaient vers Alexandrie avec un chargement d’esclaves pris dans les hautes régions du Nil. Une foule de têtes noires et crépues se pressaient aux étroites lucarnes de l’entrepont pour humer l’air et regarder les interminables rives de ce fleuve si long à parcourir. En voyant ces Nubiens arrachés à leur pays et voués à l’esclavage, Ismaël se sentit moins malheureux. — Il y a sur la terre des gens plus à plaindre que moi, pensa-t-il. — Et ses regards inoccupés se portèrent sur une canja qui s’approchait du rivage pour doubler le promontoire dont nous avons parlé. C’était celle qu’il avait désertée la veille. Il distinguait la figure sévère du reïs[1] coiffé de son turban de mousseline blanche ; les matelots, assis en cercle à la proue, se reposaient en racontant quelqu’une de ces fantastiques légendes qui l’avaient tant de fois charmé. Hélas ! sa vie aventureuse était-elle finie ? Condamné à suivre le pas lent de ses buffles, ne devait-il plus voguer sur le grand fleuve ?

— Si je hélais la barque ? se dit-il à lui-même. Tout est réparé, à bord… On me battra, je reprendrai mon poste, et je jure de ne plus jamais rire à la face d’un aïta.

Il faisait un pas en avant, puis en arrière, hésitant encore à prendre un parti, quand il vit une jeune fille sortir de dessous les arbres, prêter l’oreille au sillage de la barque et courir en chantant. Le reïs, sans rien répondre, lui lança quelques pièces de monnaie enveloppées dans un chiffon, et la voile disparut. La mendiante s’était arrêtée au bruit qu’avait fait l’aumône du marinier en tombant à terre ; mais, bien qu’elle remuât les touffes d’herbe et soulevât les branches d’arbres inclinées sur le sol Ismaël remarqua qu’elle ne trouvait rien. Il lui parut tout simple de l’aider ; mais celle-ci, dès qu’il approcha porta ses mains à son visage pour se cacher ; puis, comme il avançait toujours, elle se tapit sous un buisson.

Cependant le soleil montait. Sur l’autre bord du Nil, les sables des grèves, se confondant avec ceux du désert, commençaient à miroiter comme une plaque de fer rougie au feu. Les buffles essoufflés, se frayant un passage parmi les joncs, s’allongeaient dans les flots et s’y baignaient comme des caïmans ; ils ne laissaient voir que leurs cornes noircis et leur museau épaté. C’était le moment où les pâtres s’abritent sous les sautes pour dormir. Ismaël, étendu à l’ombre, fermait les yeux, lorsque la petite mendiante, quittant sa retraite marcha doucement de son côté.

  1. Patron de barque. Ce mot arabe a passé, avec beaucoup d’autres, dans la langue portugaise. On l’emploi sur le Tage comme sur le Nil.