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avec des paroles si peu rassurantes, que le pauvre enfant, loin de venir vers son maître, enjamba par-dessus le bord d’une seconde barque, puis d’une troisième. Enfin, il gagna le quai et se mit à fuir à toutes jambes. La brise soufflait, le Nil se couvrait de tant de voiles qu’on eût dit une troupe de goélands qui déployait ses ailes. Pauvre musse ! lui qui espérait aborder au Caire dans trois jours et voir la grande ville, le voilà à pied, comme un mendiant, sans asile, ne possédant pour toute fortune qu’une demi-douzaine de piastres[1] nouées dans un pan le sa tunique.


III. – LE PÂTRE.

À quelques lieues au-dessus de Fouah, sur la rive droite du Nil, s’avance une pointe escarpée que ronge le courant. Quand les eaux sont basses, les barques la côtoient de très près, afin d’éviter les grèves qui, en cet endroit, barrent presque entièrement le lit du fleuve. Sur cette langue de terre, fertilisée par l’inondation, s’épanouit une végétation puissante. Des champs de coton et de maïs s’étendent dans le voisinage coupés par des canaux profonds, sur le bord desquels se promènent gravement le héron et la cigogne. Çà et là on distingue des espaces plus maigres où poussent les dattiers épineux, et des clairières semées de buissons aux branches noires et tortues, où le fellah conduit ses troupeaux de buffles. Dans les parties de la campagne les plus sablonneuses, on voit surgir la bosse de quelque chameau solitaire ; tandis qu’il broute, l’ibis blanc se pose sur son dos dans l’attitude mystérieuse que lui donnent les hiéroglyphes. Non loin de là, une chétive mosquée annonce la présence d’un hameau. Les maisons en sont si basses, qu’on ne les aperçoit pas du rivage ; seulement, on découvre une foule de petits édifices en forme de ruches et assez élevés, que l’on reconnaît pour des colombiers à la multitude de pigeons qui volent alentour. Ce fut dans ce hameau qu’Ismaël vint chercher un refuge à la suite de la catastrophe qui lui fit abandonner sa barque. Poussé par la faim, ne sachant que devenir, il erra quelque temps autour des habitations ; le souvenir de la ferme où il avait passé quelques années dans la misère l’empêchait de frapper à aucune port ; enfin, il en trouva une ouverte et entra. Le maître de la maison, riche laboureur, lui offrit de garder ses buffles. C’était au moins vivre dehors, au grand air ; Ismaël accepta.

Le lendemain, il partit avec son troupeau : les buffles, attirés par la fraîcheur des eaux, l’entraînèrent du côté du Nil, et il les suivit tristement. Bien des voiles se croisaient sur les flots légèrement soulevés

  1. La piastre turque est une petite monnaie qui ne vaut plus aujourd’hui que 35 centimes environ.