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la poupe, furetant partout. La pipe du patron lui tomba sous la main, et il se mit à fumer. L’heure du déjeuner approchant, il attisa le feu sous la chaudière et fit cuire les pains d’orge sous la cendre. D’une voix insouciante, il jasait avec les jeunes marins qui chargés eux aussi de garder leurs bateaux, se livraient à de bruyans ébats. La brise qui commençait à déchirer le voile de vapeurs étendu sur le Nil et paraissait ranimer la nature endormie excitait encore sa joyeuse humeur. Bientôt le soleil parut ; une forte chaleur, mêlée à une vive clarté, se répandit instantanément sur la ville, sur la campagne et sur les eaux. Au même moment, l’aïta, fatigué d’arpenter le terrain avec la régularité d’un balancier d’horloge, s’assit au pied d’un des dattiers plantés au milieu de la place. Il goûtait déjà les douceurs du sommeil, quand une corneille qui becquetait à la cime de l’arbre une grappe de fruits mûrs lui en fit choir sans façon une demi-douzaine sur la face. Brusquement réveillé, l’aïta se frotte le nez et se lève ; il promène sa vue autour de lui, et ses regards furieux rencontrent ceux du mousse, qui éclatait de rire. L’enfant chercha à cacher l’expression de son visage, mais il était trop tard ; l’aïta l’avait vu. La preuve, c’est qu’il le tenait déjà au bout d’un de ses longs pistolets. La détente partit… et le coup rata.

Ismaël avait tourné derrière le mât comme l’écureuil se cache derrière la branche pour éviter le fusil du chasseur ; il épiait les mouvemens de son ennemi, dont la colère allait croissant. Les marchands assis à la porte des cafés allongeaient la tête et regardaient en tenant à la main leurs pipes allumées… L’aïta se précipitait vers la barque ; il tira de sa ceinture son second pistolet et fit feu. Cette fois, le coup partit : la balle coupa le cordage qui soutenait la voile, la vergue pesante tomba sur le pont avec fracas, et dans sa chute elle renversa la chaudière où cuisait le déjeuner de l’équipage. À ce moment-là, le patron de la barque, suivi de ses matelots, arrivait sur la place ; quant au mousse Ismaël, prompt comme l’éclair, il avait fait un bond par-dessus le bord.

La pensée que l’enfant avait dû périr dans les eaux du fleuve consola sans doute l’aïta de ne l’avoir pas tué. Il replaça majestueusement ses armes dans sa ceinture, après les avoir rechargées ; puis, comme un homme qui vient d’accomplir une action héroïque, il lança sur la foule un regard dédaigneux rejeta en arrière son bonnet rouge à houppe bleue, et reprit sa promenade solitaire.

— Retournerai-je à bord ? pensait Ismaël, qui se tenait tapi dans une barque voisine. — Mais l’aïta ne s’éloignait pas, et le mousse n’osait se montrer. À la vue du dégât que la balle venait de causer dans sa canja, le patron ; qui ne savait pas au juste ce qui s’était passé, entra en fureur contre Ismaël. Courant sur le pont, il le cherchait et l’appelait