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garder ces animaux si vigilans ? Un rouet piqué des vers, une demi-douzaine de cruches fêlées ; quant à de l’argent, si le fellah en possédait quelque peu, il le cachait prudemment dans le fond de sa bouche, comme le singe dépose dans ses abajoues le fruit qu’il vient de cueillir. De cette hutte obscure sortait une fumée noire et tourbeuse qui semblait salir l’azur du ciel. À l’ombre des quelques dattiers qui l’abritaient se tenait blotti un gros chat auquel les souris fournissaient une pâture abondante ; aussi était-ce le seul hôte de ce logis qui mangeât son content et ne souffrît point de la pauvreté de ses maîtres.

Deux ou trois arpens de terre, — divisés en carrés réguliers et environnés de canaux propres à conduire l’eau dans les sillons, — composaient la ferme du fellah. À l’époque du labourage, il attelait à sa charrue un chameau et un buffle, animaux d’aptitudes diverses, que Dieu n’a point créés pour travailler ensemble. L’un tirait lentement et d’un pas égal, flairant le sol, la tête basse ; l’autre, dressant le cou, jetant par soubresauts, en avant et de côté, ses jambes grêles. Ismaël, armé d’un fouet, marchait devant et traînait après lui cet attelage boiteux ; il frappait avec impartialité tantôt les côtes pelées du chameau, tantôt le dos rugueux du buffle. Le sillon se traçait ainsi tant bien que mal ; à la grande fatigue des deux bêtes, qui se nuisaient mutuellement par l’inégalité de leur allure. Le travail était pénible aussi pour Ismaël, qui foulait sous ses pieds nus un terrain brûlant ; le vieux paysan se courbait haletant sur sa charrue. Pas un nuage ne tempérait la chaleur du jour ; le soleil dardait ses rayons impitoyables sur la face ridée du fellah à barbe grise, comme sur la nuque rasée du jeune garçon. Aux instans de repos, ils s’asseyaient à l’ombre d’une touffe de tamarisques pour ronger en silence un oignon et une galette d’orge. Parfois une brise bienfaisante que leur envoyait le Nil les rafraîchissait au passage en agitant leurs sayons de toile bleue troués par de longs services, et puis ils se remettaient au labour avec résignation. Quand les semailles étaient finies, il s’agissait d’arroser les terres. Assis de chaque côté d’un fossé, Ismaël et son maître prenaient en main les extrémités d’un grand cuir qu’ils plongeaient dans l’eau d’un mouvement rapide ; ils l’en relevaient tout plein et le vidaient par-dessus le talus d’une digue dans les rigoles communiquant aux sillons. Cette besogne machinale disloquait les épaules du petit Ismaël ; ses larmes se mêlaient à la sueur qui coulait de son front. Il eût demandé grace, s’il l’eût osé ; mais son maître secouait rudement le cuir, et l’enfant, relancé par cette saccade, travaillait de plus belle, comme l’âne harassé reprend son trot sous le bâton pointu qui lui pique les flancs. Le soir, quand il rentrait à la ferme, la femme du fellah envoyait Ismaël à la fontaine. Elle le malmenait et s’en prenait à lui de ce que son fil s’embrouillait sur le dévidoir. Si les chiens affamés