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mange presque plus. Encore quelques jours, et il ne franchira le seuil du cabaret qu’à l’aide de ses deux mains, avec lesquelles il cherche la muraille comme un aveugle. Cependant il travaille encore, et par conséquent il se croit en pleine santé. Sa raison obscurcie ne lui permet plus de voir l’abîme où il s’enfonce. Un matin, vous le rencontrez courbé comme un vieillard, se soutenant au moyen d’une canne… Il est perdu ! Sa place est marquée à l’hospice, et avant quinze jours le fossoyeur mesurera longueur de son cercueil.


III

Dans toute l’île de Jersey, qui compte cinquante mile habitans, il n’y a qu’une ville, Saint-Hélier, et elle renferme les deux tiers de cette population. Bâtie au pied d’un côteau qui la, défend contre les vents du nord et du nord-est, cette cité de trente mille ames environ offre au voyageur surpris une régularité un mouvement, une propreté surtout, qui le rejettent bien loin de Saint-Malo et de Granville. Au-dessous et à mi-côte du vallon qui l’entoure se déroulent de gracieuses maisons, les unes ornées d’un petit jardin et tapissées de lierre, les autres plantées comme de petits palais au milieu de splendides allées et d’épais massifs. Je ne sais où l’on pourrait trouver ailleurs des demeures aussi avenantes ; elles réalisent presque toutes le hoc erat in votis du poète latin, parce que ce qui les distingue, c’est le goût, l’entente de l’ornement, la simplicité et la variété à la fois. À l’extrémité du chemin de Saint-Sauveur. (Saint-Saviour’s Road), le quartier fashionable, le gouverneur habite une villa d’une élégance parfaite, qu’on prendrait pour un pavillon royal. Il n’y a que les fonctionnaires anglais pour être ainsi logés ! Le corps-de-garde, situé à l’entrée de l’avenue où les grenadiers de service passent le jour à lire, ferait à lui seul un riant cottage.

Tous faubourgs datent de vingt à trente ans au plus ; dans l’intérieur de la ville, à l’exception de l’église principale, consacrée en 1341 (comme le constate le manuscrit appelé le Livre noir de Coutances), toutes les constructions sont modernes. La prospérité des îles de la Manche, en effet, ne date pas de loin, et on peut dire qu’elles n’ont guère été connues de l’Angleterre et de la France pour ce qu’elles valent que depuis une soixantaine d’années. La révolution française y jeta un bon nombre d’émigrés, ce qui fait dire à certains esprits prévenus que l’émigration a civilisé ce petit pays. Non, ce n’est point la guerre, malgré les courses souvent heureuses des corsaires de Jersey, qui a enrichi l’archipel, mais bien la paix et la découverte de la navigation à vapeur. Un jour, un paysan de la côte occidentale qui travaillait à son champ aperçut un navire couvert de fumée qui semblait