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cantiques. La petite troupe marche en chantant, s’agenouille dans les carrefours, et les douze fidèles se dispersent enfin avec l’idée un peu orgueilleuse et très peu charitable que, depuis dix-huit siècles, le monde est dans l’erreur ! Ailleurs, c’est un homme au front sévère et triste, qui a sondé, sans pouvoir les comprendre, les mystérieuses révélations de l’Apocalypse. Il erre par les chemins, la Bible sous le bras, les yeux au ciel ; le besoin de prêcher le tourmente. Par bonheur, il y a une fête dans un village voisin ; la foule joyeuse revient en ville, contente de sa journée ; on a ri, on est monté au mât de cocagne, on a décroché des jambons au haut d’une perche. Oh ! abomination !… l’illuminé s’embusque sur, la route. ; debout au bord de la grève, il ouvre sa Bible et s’écrie avec le grand roi : « La folie engendre l’ennui ! » Les jeunes gens qui passent s’arrêtent pour l’écouter. Ils réfléchissent un instant : leur folie, qui n’est que de la gaieté de jeunesse, ne leur inspire, au lieu d’ennui, qu’un redoublement de bonne humeur ; ce n’est donc pas à eux que s’adresse le saint homme, et ils continuent leur chemin, sans sarcasme, sans moquerie. Ce prêcheur est libre de parler aux vents et à la mer ; qu’il pérore si bon lui semble… Vox clamabat in deserto. Ne rions pas cependant ; ces manifestations bizarres, extravagantes même, du sentiment religieux suffisent à des esprits ardens, inquiets, mécontens de la société, et qui, chez nous, tourneraient peut-être à des prédications plus dangereuses. L’ame humaine a partout ses folies ; heureux les pays où ces folies, modérées par l’atmosphère tranquille qui les entoure, ne dégénèrent point en manie furieuse !

Aux apôtres du christianisme nouveau et de plus en plus réformé se joignent encore ceux des Temperance-Societies de la Grande-Bretagne. De temps à autre, de colossales affiches annoncent une grande représentation au Temperance-Hall, laquelle sera suivie d’un thé général. En attendant, le Pierre l’ermite de cette innocente croisade s’en va sur les quais, sur les promenades, prêchant contre les liqueurs enivrantes, qu’il appelle un item dangereux, diabolique, satanique. Le fait est qu’à Jersey l’intempérance, provoquée par le bon marché des eaux-de-vie et des vins d’Espagne et de Portugal, exerce sur la population laborieuse une désastreuse influence…Là, l’ivrogne qui se livre à son penchant honteux marche d’un pas rapide vers la mort. D’abord l’alcool produit en lui une ivresse morne, terrible ; il se bat en furieux ou bien roule sur les trottoirs ; le sommeil s’empare de lui, et il passera la nuit sous les gouttières. Peu à peu les accès de cette folie intermittente deviennent plus fréquens ; le buveur déjà affaibli s’appuie d’une main à la porte de la taverne où le guide sa fatale habitude de boire sans besoin. La soif qu’il attise dégénère bientôt en fièvre dévorante ; les libations multipliées détruisent l’appétit du malade, qui ne