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on sent qu’il aurait vite épuisé ses ressources. Le propre du vrai poète dramatique, si je ne me trompe, c’est précisément de ne point avoir d’idéal générique, de ne point arrêter d’avance dans son esprit ce qu’est l’amour en général, la vanité en général, mais tout au contraire de rester ouvert à tout, de tout remarquer sans rien juger et sans rien mépriser, en un mot de ne pouvoir rencontrer un objet ou un être quelconque sans que les impressions qu’il en reçoit forment en lui un modèle idéal de cette réalité particulière, une conception spéciale qui est son type à elle seule. Cette faculté du génie qui se fait passif dans ses lectures ou dans son commerce avec les hommes pour être mieux frappé par les moindres étrangetés de caractère, elle manque entièrement à M. Marston. Il est poète lyrique, moraliste passionné ; mais les lois de son intelligence ne sont pas celles des organisations qui ont reçu le don d’être inépuisablement capables, comme la nature, d’engendrer des formes et des combinaisons nouvelles.

En tête de la première édition de la Fille du Patricien, M. Marston avait publié une sorte de manifeste en faveur du drame puisé dans nos mœurs actuelles. Le Nouvel Esprit du siècle, de M. Horne, que j’ai déjà cité, fut probablement une réponse à cette déclaration de principes. Entre eux, ce fut comme une passe d’armes au nom du réalisme et de l’idéalisme. La vérité est-elle, oui ou non, le but de la poésie et de la peinture ? C’est là une question qui, de nos jours, a été longuement débattue, et, à mon sens, une question assez mal posée. Pour chacun, la réalité se compose forcément de ce qu’il voit et sent. Ce que l’on nomme la vérité ne peut donc être qu’une idée, celle que la majorité des hommes se fait des choses, et la seule distinction qu’il soit raisonnablement possible d’établir entre les divers talens, c’est que les uns nous retracent des tableaux où figurent seulement un petit nombre des élémens qui, dans le monde réel, peuvent agir sur nous, tandis que d’autres, les génies, portent en quelque sorte en eux toute l’humanité de leur temps, et résument dans leurs créations toutes les impressions que les hommes et les choses sont susceptibles de faire éprouver à leurs contemporains. À ce point de vue, M. Marston et ses adversaires me semblent avoir été également exclusifs. Pour l’auteur du Coeur et du Monde, la réalité ne consiste guère que dans les passions, le besoin d’aimer et celui de s’illustrer à ses propres yeux. Pour les idéalistes dont j’ai déjà parlé, elle est, comme pour les natures rêveuses dont le plus doux plaisir est de s’émerveiller, une succession de couleurs et de fantômes. En s’appliquant, comme ils l’ont fait, à représenter le surhumain, ou, ce qui n’est plus possible, les bizarreries des siècles passés, ils n’ont su donner à leur monde imaginaire la propriété d’étonner qu’en le mettant en contradiction avec mille observations de notre raison. Idéalistes et réalistes, du reste, ont tous plus ou moins fait comme le savant qui, dans sa méthode naturelle, supprimerait les variétés et les individualités pour ne laisser subsister que les classes et les genres ; bref, ni les uns ni les autres, n’ont reproduit sous ses multiples faces la réalité telle qu’elle est pour l’Angleterre actuelle, avec son insatiable besoin d’analyse et sa tendance à se préoccuper surtout des nuances qui distinguent entre eux les objets.

C’est là ce qu’a parfaitement senti M. Henri Taylor, l’auteur de Philippe d’Artevelde. Ce qu’il dit (dans sa préface) de Byron et de Shelley pourrait, à plus d’un égard, s’appliquer à M. Marston et à l’école de l’imagination. « Le