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cette sorte de croupière faite en sangles que l’administration des diligences offre, en guise d’oreiller, aux voyageurs qui sont privés des coins. Cette figure noire me semblait endormie ou plutôt morte : les yeux étaient fermés, la bouche tuméfiée, la peau huileuse ; elle oscillait devant moi comme un pendule au gré, des cahots de la voiture. Je crus rêver d’abord : — C’est un cauchemar, pensai-je, et je me secouai. La tête affreuse roulait toujours : — Ah ! mon Dieu ! me dis-je avec effroi, c’est un voyageur qui se sera étranglé en dormant dans cette espèce de potence. Je me rappelai avoir entendu dire que les pendus devenaient noirs et luisans après l’asphyxie. La frayeur me prit ; je m’éveillai tout-à-fait, et je partis d’un grand éclat de rire : c’était une négresse. Elle dormait paisiblement dans sa peau noire, ses grosses lèvres entr’ouvertes. Ses mains, que dans le premier moment j’avais crues gantées, n’avaient d’autre parure que leur couleur naturelle ; elles semblaient avoir été trempées dans du brou de noix.

Deux grosses dames, assez jeunes, suffisamment blanches, profondément endormies, flanquaient, cette étrange figure ; elles étaient, ainsi que moi, couvertes d’une épaisse couche de la poussière qui entrait à tout instant, en tourbillonnant, par les portières. À ma gauche était une vieille duègne, osseuse et jaunie, coiffée d’une mantille : cette respectable personne, qui dormait également, tenait entre ses doigts maigres et couverts de bagues une petite cage de bois renfermant un gros perroquet vert, lequel malheureusement ne pouvait fermer l’œil et poussait à chaque cahot des cris lamentables. Enfin, à ma droite se trouvait un jeune homme vêtu d’une veste de coutil : celui-là ne dormait pas ; il me regardait d’un air joyeux, et son œil intelligent semblait m’interroger. Je me figurai qu’il trouvait comme moi très grotesque le petit panorama de six pieds carrés que le jour naissant nous dévoilait. Je le regardai donc gaiement à mon tour, comme pour l’inviter à commencer la conversation par un éclat de rire ; mais le jeune voyageur ne parut pas comprendre mon sourire : il ne se dérida pas, ne dit pas mot, et continua de me regarder sans sourciller. — Ah ça, me dis-je, dort-il aussi celui-là, ou est-il asphyxié ?

— Monsieur, lui dis-je en espagnol, pensez-vous que nous soyons très loin encore de la Carolina ?

Le jeune homme ne bougea pas, ne répondit rien, et continua de me regarder avec la même fixité embarrassante. — Que je suis bête ! pensai-je, ce n’est point un Espagnol : Il est blond, même un peu roux ; il voyage, il ne parle pas : c’est un Anglais. — Et je regardai d’un air distrait par la portière opposée. En me retournant une minute après, je rencontrai de nouveau le regard de mon voisin.

It will be very hot to day, lui dis-je agréablement.

Il ne souffla pas, il ne dit mot, il me regarda avec le même étonne-