Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/766

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
760
REVUE DES DEUX MONDES.

que dire de l’arrimage, c’est-à-dire de l’arrangement à bord de tout ce qui sert à la navigation et au combat ? Les Anglais ont trouvé le moyen de loger beaucoup plus de choses que nous, d’une manière moins embarrassante, plus pratique, infiniment moins coûteuse, moins pesante, et dans un plus petit espace Pour ce résultat, l’Anglais, homme de fait, allant droit au but, s’est inspiré de l’esprit du négociant dans un grand magasin ; le Français, qui cherche en tout l’éclat, a imité le tabletier dans sa boutique ; il a disposé l’intérieur du vaisseau de ligne à peu près comme un nécessaire de voyage. On comprendra l’importance de cette différence par ce seul fait qu’en Angleterre on a pu, en moins de quarante-huit heures, mettre un vaisseau entièrement vide en état de prendre la mer : chez nous, un vaisseau armé pourrait à peine, dans cet espace, de temps, embarquer et arrimer pour six mois de vivres. La voilure, la mâture, le gréement, décèlent chez les Anglais la même supériorité pratique : tout ce qui n’est pas strictement nécessaire, indispensable, tout ce qui n’a pas une utilité incontestable, est chez eux rigoureusement écarté. Rien n’est laissé à l’arbitraire ni au caprice ; une tradition consacrée par l’expérience des siècles a fixé la règle, et tout le monde sait s’y conformer. Il est à désirer que cet esprit exact, dédaigneux d’inventions frivoles, et surtout ennemi de tout changement qui n’est pas provoqué par un besoin urgent, pénètre chez nous et devienne un élément de notre caractère national. Qu’on se souvienne que le vaisseau de guerre n’a d’autre but que la navigation et le combat ; toute dépense faite à bord qui n’y tend pas directement est un gaspillage ; tout objet embarqué qui n’y contribue pas de la manière la plus immédiate est un embarras, une cause de destruction ; toute disposition qui pourrait entraver ce double but, ou qui ne le facilite pas, est à repousser.

Rien ne coûte à l’Angleterre pour assurer à ses vaisseaux la supériorité comme instrumens de guerre, mais elle écarte violemment et flétrit toute dépense qui ne tend qu’à en faire des machines de parade. Econome, jusqu’à la sévérité dans le matériel de sa marine, elle, est généreuse, grande, magnifique même, quand il s’agit de récompenser et d’entretenir ses marins. La France aussi peut être fière de ses équipages ; il n’en est pas de meilleurs au monde. Ce qui donne à l’armée navale de l’Angleterre cette sécurité dans sa force, c’est sa perpétuité, c’est la continuité de ses traditions : quelque chose d’analogue commence à s’établir chez nous depuis quelques années ; malheur au gouvernement qui le laisserait périr ou se perdre !

Certainement c’est une pensée nationale qui a inspiré le livre que nous venons d’analyser. L’auteur n’a pas voulu faire connaître son nom ; que notre voix lui apprenne ce que sans doute le témoignage de sa conscience lui aura déjà révélé : qu’il a fait une bonne œuvre, une œuvre utile, et que son livre sera lu avec intérêt.



V. de Mars.