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feu par un de ses anciens ouvriers. Il fut transporté dans la maison de son ami Yorke. La guérison fût lente. Il aperçut enfin la pieuse tendresse de Caroline et y répondit. Le roman finit par deux mariages.

Tel est le squelette de Shirley. J’ai dit d’avance que les qualités les plus fines et les plus caractéristiques de ce livre, échappent à l’analyse. Le drame, en effet, y est fort peu dans les événemens ; il se compose de ces mille circonstances morales, de ces mille riens de sentiment et de douce passion qui s’entrecroisent lentement et naissent des moindres incidens, du moindre contact entre les personnages dans des scènes de la vie ordinaire minutieusement daguerréotypées. On doit comprendre qu’en un pareil genre littéraire, le principal mérite est la perfection des détails, la fidélité du calque, l’entrain et la variété du style, le naturel, le feu, l’esprit, le caprice du dialogue, enfin une certaine grace générale qui invite et soutient l’attention du lecteur dans le labyrinthe familier par lequel on le conduit au dénoûment. Currer Bell possède ces qualités à un haut degré. Sa langue a la fraîcheur, l’imprévu, le mélange d’excitation poétique et de fermeté positive, le luxe et la précision, l’audace et la solidité, qui font aussi l’originalité de son inspiration. C’est un style qui ragaillardit l’esprit comme quelque chose de frais, d’alerte et de sain. Sauf cet élan primesautier, cette première sève qui courait dans tout Jane Eyre, cette flamme virginale du premier roman qu’on ne retrouve plus dans Shirley, les qualités de son second livre maintiennent à Currer Bell la place élevée qu’il a prise dès son début parmi les romanciers anglais.

On a pu juger du moins, par les fragmens que j’ai cités, de l’esprit de Shirley. Les gens qui ont trouvé mauvais que, dans Jane Eyre, un riche gentleman épousât une gouvernante trouveront fort révolutionnaire aussi le mariage d’une riche héritière avec un précepteur. En Angleterre, et il faut le dire, pour le bonheur du peuple anglais, on en est encore à ces scrupules-là. Il n’y a guère plus à s’émouvoir de la défiance ou de la rancune que Currer Bell témoigne pour certaines conditions du mariage. Comme j’ai déjà eu occasion de le dire, ce ne sont pas quelques déclamations, quelques éclats de mots qui portent à cette institution les coups les plus outrageans et les plus dangereux. On pourra reprocher avec moins d’injustice à Currer Bell de prêcher l’esprit d’insubordination, la légitimité absolue du désir, la confiance aveugle dans la liberté. Il y a des jeunes filles dans Shirley qui disent des choses comme celles-ci : « Il vaut mieux tout éprouver et connaître le néant de tout que de ne rien éprouver et de laisser le vide dans sa vie. » Il est vrai que c’est une fille de la famille Yorke, et, au commencement de son livre, l’auteur nous avait prévenus qu’il avait pris sur nature ce type excentrique. « L’Yorkshire a de telles familles, ça et là sur ses collines et dans ses plaines, — singulières, vigoureuses, de