s’exagérait pour moi ; les couleurs devenaient plus vives, les mouvemens plus rapides, la vie elle-même plus vivante. Un moment, je ne la vis presque plus, mais j’entendais sa voix impitoyablement suave. Elle ne voulut pas contenir un seul de ses charmes par compassion : peut-être ne savait-elle pas ce que j’éprouvais.
« — Vous m’appelez tigresse. Souvenez-vous que la tigresse est indomptée, dit-elle.
« — Apprivoisée ou féroce, sauvage ou soumise, vous êtes à moi.
« — Je suis heureuse de connaître mon gardien ; je suis accoutumée à lui. Je suivrai sa voix seule, sa main seule me conduira, à ses pieds seuls je me reposerai.
« Je l’enlaçai par derrière et la fis rasseoir. Je m’assis à côté d’elle : je voulais l’entendre parler encore ; je n’avais jamais assez de sa voix et de ses paroles.
« — Combien m’aimez-vous ? — demandai-je.
« — Ah ! vous savez : je ne vous cajolerai pas, je ne vous flatterai pas.
« — Je ne le sais pas la moitié assez : mon cœur demande sa nourriture. Si vous saviez combien il est affamé et féroce, vous vous hâteriez de l’apaiser avec une bonne parole ou deux.
« — Pauvre Tartare ! dit-elle en caressant ma main de sa main, pauvre garçon, robuste ami, le gâté et le favori de Shirley, couchez-vous !
« — Je ne me coucherai pas avant d’avoir une douce parole.
« À la fin, elle la donna.
« — Cher Louis, soyez-moi fidèle ; ne me quittez jamais ; je ne me soucie pas de la vie, si je ne la passe à vos côtés.
« — Quelque chose encore.
« Elle me donna le change : ce n’était pas sa guise de revenir deux fois au même sujet.
« — Monsieur, dit-elle en se levant brusquement, tant pis pour vous, si vous faites jamais mention de choses aussi sordides que l’argent, où la pauvreté, ou l’inégalité. Il serait fort dangereux de me tourmenter avec ces scrupules insensés je vous en préviens.
« La rougeur me monta au visage. Une fois de plus j’aurais voulu n’être pas si pauvre, ou qu’elle ne fût pas si riche. Elle s’aperçut de ma courte angoisse, et alors elle me caressa. Dans mon tourment, j’eus un moment d’extase.
« — Monsieur Moore, dit-elle en levant les yeux vers moi d’un air doux, ouvert, sérieux, enseignez-moi et aidez-moi à être bonne. Je ne vous demande pas d’écarter de mes épaules les soucis et les devoirs de la propriété, mais je vous demande de partager le fardeau et de me soutenir. Votre jugement est sûr, votre cœur est bon, vos idées sont saines. Je sais que vous êtes sage, je sens que vous êtes bienveillant, je crois que vous êtes consciencieux. Soyez mon compagnon dans la vie : mon guide quand je serai ignorante, mon maître quand je serai en faute, mon ami toujours.
« — Avec l’aide de Dieu, oui. »
Après cette explosion mutuelle, les choses marchent vite. Robert Moore, en arrivant à Briarmains dans la nuit, fut blessé d’un coup de