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par Shakspeare. Moore écouta la leçon jusqu’au bout en souriant. Il y eut un moment où il s’accouda sur le dossier de la chaise de Caroline, et la baisa fraternellement au front. Il reconduisit fort tard sa cousine au presbytère. Lina rentra chez elle avec un trouble joyeux, la tête pleine de rêves, le cœur gonflé d’espérances.

Hélas ! elle ne fut pas long-temps trompée sur les sentimens de Robert. Dès le lendemain, Moore était redevenu l’homme froidement violent, impérieusement ambitieux, le lutteur sévère, irrité, indomptable. Caroline ne retrouva plus en lui le regard trempé de tendresse et les pressemens de main magnétiques de sa soirée enchantée. Moore ne s’occupa plus que de sa manufacture. Il brisa, sans les apaiser, la résistance de ses ouvriers ; il installa de nouvelles machines dans sa fabrique. Son mince capital s’épuisa dans ces derniers efforts ; il se voyait au bord de la banqueroute où avait déjà naufragé la maison de son père. Son ami Yorke lui conseillait d’épouser une riche héritière. Dans ce temps-là, M. Helstone, qui n’avait pas manqué de satisfaire son amour du danger et de la bataille en secondant Moore contre les émeutes d’ouvriers, se brouilla avec lui à cause de ses opinions politiques. Moore, comme ceux qui font mal leurs affaires, était de l’opposition et clabaudait contre les ministres. Caroline cessa de voir l’homme qu’elle adorait. Ce fut sa première blessure. Son amour s’exalta dans sa souffrance. Pendant cette séparation, un secours inespéré releva les affaires de Moore.

Cette bonne fortune fut l’arrivée à Briarmains de la propriétaire de son usine, miss Shirley Keeldar. Nous avons dit un mot de Shirley. Elle venait, pour la première fois depuis son enfance, habiter son domaine du Yorkshire, la calme, antique et pittoresque résidence de Fieldbead. À la mort de ses parens, elle avait été recueillie toute jeune par une sœur de sa mère, mariée dans le midi de l’Angleterre. Shirley avait été élevée dans la famille Sympson sous l’influence d’esprit et d’idées du jeune frère de Robert Moore lui-même, Louis Moore, précepteur du fils de sa tante. Son retour à Briarmains a trois conséquences : elle prêta à Robert Moore 5,000 livres sterling, qui rétablirent le crédit du hardi manufacturier ; elle vint remplir le vide de la vie de Caroline Helstone, qui fut tout de suite son intime amie ; elle amena à sa suite un petit monde de personnages et d’événemens fort nécessaires au développement de cette histoire.

Shirley était une fille gracieuse, vive, forte et heureuse, heureuse de sa force même, de la fière indépendance de son caractère, de la liberté de ses fantaisies, d’une santé d’ame qui l’accompagnait partout dans la vie idéale et dans la vie réelle. Comme les natures saines et complètes, elle pouvait vivre à la fois au dehors et au dedans d’elle-même : elle était positive et mondaine, et avait de grandes échappées