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comprends qu’il fatigue. Suivant la disposition des nerfs, l’opium endort ou fait rêver. Nous, Français, nous serons toujours trop pétulans ou trop épiciers pour goûter ces patientes analyses.

Cette fois, Currer Bell n’a pas relevé la langueur de l’action par les soubresauts de passion où s’emportait Jane Eyre. Il y a moins d’invraisemblances dans Shirley ; il y a plus d’observation dans l’étude des caractères, plus d’habileté dans l’agencement des scènes, plus d’art peut-être dans le style ; tant pis, c’est un second roman ; je préfère le premier. Currer Bell a conservé cependant, en augmentant la dose çà et là, une des plus piquantes épices de son premier livre : la liberté morale, l’esprit d’insoumission, les velléités de révolte contre certaines conventions sociales. Le dernier mot de Shirley est un défi narquois aux censeurs de la morale de Jane Eyre : « L’histoire est dite. Je crois voir maintenant le lecteur judicieux qui met ses besicles pour découvrir la morale de ce conte. Ce serait une insulte à sa sagacité que de lui fournir des indications. Dieu l’assiste dans sa recherche ! » En racontant Shirley, nous verrons nous-même si ce livre a une morale et si cette morale est fautive ; mais auparavant nous pouvons un instant toucher au gros crime qu’on ne manquera point de reprocher à Currer Bell : le dénigrement du mariage. Quand vous connaîtrez la peccadille de notre romancier, vous trouverez qu’une société où l’on s’effarouche de si peu n’a guère sujet de craindre pour la sécurité de ses mœurs.

De nos jours, en France, les romanciers ont attaqué le mariage avec tant d’ardeur, tant de persévérance, par tant de côtés, qu’on a pu se demander s’il était même possible d’écrire un roman français où le mariage fût respecté. En Angleterre, il n’existe pas un roman où le mariage ait été traité avec irrévérence ou amertume. Les mœurs anglaises sont-elles donc plus pures que les nôtres ? Les romanciers anglais ont-ils au fond plus de vénération que nos écrivains pour la plus sainte des institutions sociales ? Je ne veux pas discuter la question de si haut : je me contenterai d’une simple observation littéraire. Il y a une différence qu’on n’a guère remarquée entre les romans anglais et les romans français. Les Anglais écrivent le roman avant le mariage, les Français le roman après le mariage. Cette différence n’est que la contre-épreuve d’une différence dans les mœurs. En France, la personnalité, la liberté, la vie de la femme, ne commencent guère qu’au mariage ; on sait qu’à l’inverse les mœurs anglaises donnent aux jeunes filles une indépendance de caractère, de volonté et d’allures qui restreint plutôt au moment où elles se marient. Dans les deux pairs, le mariage coupe la vie des femmes en deux parts : en Angleterre ; il termine pour elles l’âge romanesque ; en France, il l’inaugure. C’est à partir de ce moment que s’ouvre pour la femme française la connaissance