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pour ménager les ancres, on mouillait ce qu’on appelait une pégase, espèce de cadre en bois chargé de pierres. À peine mouillé près de la providence, le capitaine se rendit à terre pour reconnaître les ressources de l’île et renvoya à bord son canot. Il parcourait le rivage depuis quelque temps, quand la pégase de son câble se rompit, et le navire fut emporté au large par les courans très violens dans ces parages. Le lieutenant mit sous voiles pour regagner le mouillage, mais il ne put refouler le courant assez vite, et la nuit tomba avant qu’il eût repris son poste. Le capitaine, resté à terre, n’avait pour vêtement qu’une veste et un pantalon de toile blanche, pour arme qu’une manchette, espèce de sabre de bord qu’on trouve aux mains de tous les Indiens du Mexique. Quand il se vit condamné à passer la nuit sur cette île déserte, il songea à se faire un abri : des feuilles d’un cocotier, il construisit un ajoupa ; il se désaltéra avec l’eau des cocos, et l’amande lui servit pour souper. Il dormit mal cette nuit-là ; une inquiétude vague sur le sort de son navire, les maringouins, des bandes de rats qui vinrent l’assaillir, l’anxiété même de la solitude, le tinrent éveillé. Au point du jour, il était sur la plage, cherchant dans la brume du matin une voile à l’horizon : il ne vit rien. Il attendit le soleil ; le soleil se leva, dissipa le brouillard, répandit sur la mer un azur argenté ; mais de navire point.

Le capitaine s’assit et plongea de longs regards dans le vague de l’air. Ses réflexions, tout le monde les sait d’avance. Il prit sa manchette et partit. Il n’eut pour déjeuner que du coco, à dîner que du coco. Dans ses courses, il rencontra des concombres sauvages ; mais il eût fallu les faire cuire, et le feu lui manquait. Un sauvage, en moins de rien, lui en eût allumé, en frottant l’un contre l’autre deux morceaux de bois d’inégale densité. Il eut recours au procédé du sauvage : il fit un trou dans un bois léger, y plaça un bâton pointu d’un bois plus dur qu’il fit tourner entre ses mains le plus rapidement qu’il put ; mais soit maladresse, soit accident, il ne put, ce jour-là, se procurer du feu. Le lendemain, point de navire : il se remit à l’œuvre pour le feu. Il s’y prit mal encore, puis un peu mieux, puis il vit le bois se charbonner. Il redoubla d’efforts ; une légère fumée sortit du contact des morceaux de bois ; il y plaça des fibres desséchées de cocotier ; enfin, vers le soir, une étincelle jaillit, la fumée devint brillante, les fibres de cocotier s’étaient allumées ; il souffla le feu, l’accrut, et poussa un cri de joie quand la flamme embrasa son bûcher. Alors il se procura un morceau de bois assez gros pour garder le feu pendant la nuit, entassa des branches et des feuilles sèches, et, accroupi devant le foyer, il passa presque toute la nuit à l’entretenir et à l’admirer. Cependant ses yeux se fermèrent : un bruit singulier le réveilla ; il crut entendre marcher près de lui. Il écoute, regarde, et voit en effet une