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des nations : semblable à ces rois rhapsodes de l’antiquité, dont le sceptre était une lyre, et qui avaient pour rôle de mener l’orgie populaire par les rues et les places publiques !

Ce qui nous toucha surtout jusqu’aux plus intimes profondeurs de l’ame, c’est que la France, revenue de son étourdissement et pouvant compter le petit nombre de ses vainqueurs, au lieu de les secouer loin d’elle avec indignation, se fût laissé promener par eux dans les plus étranges hasards, en acceptant pour devise le cri des bacchantes : Alea jacta est ! Ne sait-on pas que livrer les rênes de l’état au génie lyrique de tels hommes, c’est provoquer la foudre ? Leur avènement aux affaires ne peut être que le signal de quelque grande calamité publique. Autant vaudrait, sur un vaisseau en pleine mer, attacher au gouvernail une outre d’Eole, qui tantôt, imprégnée mollement des douces émanations du soir, bercerait l’équipage et les passagers aux harmonies des harpes aériennes, et tantôt, courroucée par les ardeurs d’un soleil vertical, déchaînerait la tempête sur les flots, et ferait sombrer, navire et matelots, sans même avoir la conscience de son influence funeste. Qu’on y songe ! il n’a fallu rien moins que l’immense expiation des journées de juin pour nous relever dans l’estime des nations.

Certes, nous nous présentions sur un bâtiment de l’état qui offrait un spectacle imposant. Un ordre parfait y régnait ; une volonté suprême et toujours attentive faisait pénétrer partout une discipline régulière et toute puissante : c’était l’expression la plus parfaite, comme une émanation d’une société fortement établie sur sa base ; jamais le pavillon de la France n’avait flotté sur un plus noble bâtiment, jamais plus vaillant équipage ne l’avait appuyé ; les Anglais n’avaient rien dans les mers de l’inde qui pût nous être comparé. Le contraste de cette frégate si puissamment organisée avec les agitations de notre patrie frappait d’étonnement les populations qui venaient en foule nous visiter, et qui s’attendaient à trouver parmi nous comme un écho des saturnales de Paris. On nous entourait des plus grands égards, sans doute pour nous faire illusion sur le dédain profond qu’avait inspiré le gouvernement provisoire de la France : toutes les bourses s’ouvraient devant nos besoins personnels, on nous offrait des lakhs de roupies[1] sur notre signature privée ; mais on repoussait, avec une expression que nous ne voulons pas redire, la garantie de ce pouvoir surpris à l’abîme de février. Le même officier qui, quelques mois auparavant, trouvait partout un crédit illimité, — car la probité du gouvernement de juillet et sa fidélité aux engagemens étaient, en tous pays, au-dessus du soupçon, — n’aurait même pu obtenir la nourriture journalière de ses équipages. Par bonheur, nous n’avions pas besoin de

  1. Le lakh vaut 250,000 francs.