Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/56

Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
revue des deux mondes.

mourzas, étendu sur un canapé, la pipe à la bouche et un chapelet à la main, Krim-Guéray se faisait traduire par le baron de Tott, agent français accrédité auprès de lui, quelques comédies de Molière : le Tartufe et Pourceaugnac passait à Paris pour un Tartare lettré et galant, mi-partie d’Usbeck et d’Orosmane, une espèce de Turc talon rouge. Les gens de lettres s’en engouèrent, par conséquent les grands seigneurs et les femmes. Il promit de chasser les Russes de Pologne : cru sur parole, il reçut beaucoup d’argent pour cela, et, comme de raison, ne fit rien. Pour s’épargner une dépense inutile, il fallait savoir qu’un kan de Crimée, même philosophe, n’est qu’un esclave de la Porte, qui ne peut se mettre en campagne que par ses ordres, et qu’une paire de bottes jetée à sa tête devient le signal de sa chute. Kim-Guéray fut soumis trois fois dans sa vie à cette étiquette singulière : déposé quand le sultan voulait la paix, rappelé lorsqu’il décidait à la guerre.

Les diplomates français, russes et prussiens assiégeaient le divan. « Gardez-vous bien, disait le ministre de Frédéric au reis-effendi, gardez-vous de favoriser un prince de la maison de Saxe : vous savez qu’elle est l’ennemie de mon maître, et que l’Autriche la protège. Si le Saxon parvenait à établir l’hérédité du trône de Pologne, s’il faisait d’un pays divisé une puissance respectable, il s’unirait avec la cour impériale pour accabler mon souverain, et la Prusse ne pourrait plus vous servir de barrière contre l’ambition autrichienne. » La Russie appuyait les argumens de la Prusse par des largesses ; hautaine avec les puissances de l’Europe, elle réservait aux Ottomans le langage séduisant de la confiance, et l’une et l’autre s’entendaient pour conjurer la Porte de se méfier de Versailles : aussi, lorsque, par l’ordre du ministère, M. de Vergennes, notre ambassadeur, demandait des conférences sur les affaires de la Pologne, il éprouvait de longs délais, même des refus. S’il hasardait des notes et des mémoires, on y répondait d’une manière évasive ; on communiquait ces documens aux ministres de Catherine et de Frédéric. Quand Vergennes essayait de fixer l’attention de Mustafa sur les démarches des Russes en Pologne, distrait et rêveur, les yeux attachés sur les étoiles, Mustafa faisait demander à Louis XV des livres d’astrologie, persuadé que le roi de France avait les meilleurs devins. Pour satisfaire sa hautesse, nos bibliothécaires compulsaient les rêveries de Nostradamus et du comte de Gabalis. À l’aide de la nécromancie, Vergennes se flattait d’intéresser le sultan aux destinées de la Pologne mais ce miracle était au-dessus de son art, et Mustafa ne répondait qu’en suppliant l’ambassadeur de lui procurer, dans le plus grand secret, une figure de cire de grandeur naturelle, offrant tout l’intérieur du corps humain. Enfin M. de Vergennes mit un terme à des