puissance n’eut plus pour son alliée que défiance et jalousie secrète. L’empereur haïssait la France ; Kaunitz, vieux ministre, mais nouveau courtisan, ne songea plus qu’à servir cette aversion.
Il y avait dans le caractère de ce ministre un bizarre mélange d’énergie, d’indécision et d’irritabilité. Violent tant qu’il ne s’agissait pas de prendre un parti, Kaunitz bravait les dangers éloignés et capitulait à leur approche. Dès la mort du roi de Pologne, il avait pressenti un rapprochement possible entre les cours de Versailles et de Berlin ; pour le prévenir, il avait semé entre elles de sourdes défiances. À Versailles il faisait planer sur Frédéric le soupçon d’un projet de partage, à Berlin il accusait la France de l’avoir soupçonné ; mais telle n’était pas sa préoccupation principale. Peu sûr de la France, dégoûté d’une alliance dont il n’avait plus à tirer d’autre parti que de rejeter sur nous les bévues et les torts d’une politique flottante, Kaunitz ne songeait plus qu’aux moyens de renouer avec la Russie. Sans doute les projets de Catherine lui causaient une vive impatience ; après sept ans de lutte, il désirait le repos. Irrité contre les Russes, il avait accordé quelque chose à la vivacité d’un premier mouvement : il avait encouragé les prétentions de l’électeur Christian de Saxe au trône de Pologne, plusieurs régimens autrichiens s’étaient même approchés de la frontière de ce royaume ; mais, à la mort de l’électeur, Kaunitz se repentit et se retira d’une arène si dangereuse, il engagea fortement Marie-Thérèse à rester neutre, et surtout, en vue d’un rapprochement possible avec la Russie, il ne voulut point que cette puissance lui reprochât jamais d’avoir excité les Ottomans contre elle. Ainsi, tout en nouant à Constantinople des intrigues mystérieuses, l’internonce reçut l’ordre de se séparer avec un scrupule affecté de nos négociations publiques, et, il faut le dire, trop publiques. Ce n’était pas seulement infidélité à l’alliance française, c’était aussi crainte secrète. Le ministère autrichien avait peur de ramener les Turcs en Europe. Certes, il les savait passés à jamais, ces jours où, maître de la Hongrie, l’Osmanli s’élançait de Bude pour tomber sur l’aigle impériale ; l’étendard du prophète était rentré dans son étui de satin ; jamais le muezzin ne proclamerait l’heure de la prière à deux cents pas de Saint-Étienne ; on ne verrait plus les chameaux et les éléphans des caravanes paître tranquillement les vertes pelouses de la Favorite ; Kara-Mustapha était bien mort, Sobieski aussi. Kaunitz n’ignorait pas que l’héritier des césars n’aurait plus à choisir entre la honte de la fuite et le fardeau de la reconnaissance ; mais enfin ces temps n’étaient pas très éloignés. Deux générations s’étaient à peine écoulées depuis l’invasion turque, et l’impression en était restée profondément populaire. Ainsi, du haut des minarets de Stamboul, le croissant projetait encore une ombre magique : bien qu’affaibli, par la distance, le prestige n’était pas dissipé. Dans l’ignorance de ce marasme incurable qui