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avec quelque chose d’attendrissant et de solennel. Je frissonne toutes les fois que je songe au vent du drapeau qu’un volontaire agitait sur mon front pendant que les tambours battaient aux champs. La fraîcheur de ce souffle m’est restée comme la trace d’une huile sainte ; je me sentais ordonné soldat.

J’ai vu sur plus d’un visage passer les sentimens que j’éprouvais. Un joyeux sourire était sur toutes les bouches, et tous les yeux étaient remplis de larmes. Bien peu de temps s’est écoulé, et presque tous les heureux de cette journée sont déjà dispersés. Quelques-uns sont morts par les balles ; ce sont ceux pour qui le destin a le mieux tenu ses promesses. D’autres sont allés chercher fortune sous d’autres drapeaux que celui de la France ; d’autres n’ont pas quitté leur pays, mais ont vu la vanité de tous leurs espoirs. Heureusement nul parmi nous n’était doué de seconde vue, et les mêmes élans de joie faisaient venir sur toutes les lèvres cette même parole, qui est restée dans ma mémoire avec vingt inflexions de voix : « C’est un beau jour ! » Quelques-uns peut-être riront de cet enthousiasme : l’enthousiasme est toujours sacré pour moi. C’est ce que le langage poétique appelle inspiration et ce que le langage religieux appelle l’esprit. « Or tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes, dit l’Evangile, mais le blasphème contre l’esprit ne sera pas remis. »


III

Les officiers, dès qu’ils furent nommés, prirent l’uniforme de leur corps et les insignes de leurs grades ; ils furent équipés promptement, mais leurs soldats restaient en haillons. La république de février n’avait point, pour ne pas vêtir ses troupes, la même excuse que l’ancienne république, celle des grandes guerres et des victoires. Un auteur mystique a parlé d’un sourire qui dore de la boue ; il y a quelque chose qui fait resplendir les guenilles, c’est la gloire ; nos hommes se plaignaient de ce que leurs guenilles ne resplendissaient pas. Un jour on nous fit faire une longue sortie par une pluie battante ; les volontaires revinrent dans un tel état, que le lendemain il leur fut impossible d’aller à l’exercice. Ces pauvres gens étaient obligés de rester au lit pour donner à leurs malheureuses blouses le temps de sécher. La plupart manquaient de chemise, et leur peau apparaissait par les trous de leurs pantalons. Quelques officiers furent navrés de ce dénûment ; c’était l’époque où tout s’obtenait, ou, pour mieux dire, se demandait par députation. Ces officiers résolurent d’aller trouver M. Ledru-Rollin.

On part après avoir pris le verre d’eau-de-vie, le vin blanc, I’absinthe et le vermouth du matin. On monte dans un fiacre et l’on se rend en