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l’époque où l’on s’est imaginé que, pour trouver des trésors, il fallait, non plus remuer le sol, mais bouleverser la société. Plus les ruines s’amoncellent, plus les trésors s’enfouissent, et plus aussi cette triste poésie prend de l’essor. Jamais la faim n’a joué un plus grand rôle dans les chants populaires que depuis cette dernière révolution, qui s’est accomplie, par une pâle matinée d’hiver, à la lueur de palais embrasés.

Quoi qu’il en soit de ses chants, le peuple chante, et c’est là ce que je voulais constater, toutes les fois qu’il se met en fête. J’ai assisté à vingt réunions dont les chansons, après le punch et le vin, faisaient tous les frais. Les chanteurs se succédaient sans laisser entre eux d’intervalle. On se quittait sans que la prose eût, à bien dire, été de la partie. Sont-ce là des mœurs primitives ? Je le crois. J’ai pris souvent grand plaisir à cette poésie. Aussi, je trouve beaucoup de charme à me rappeler une matinée chantante et buvante qui eut lieu au Cheval blanc. Le Cheval blanc était un grand cabaret dont les fenêtres donnaient sur la place de la Bastille. Le canon de juin a détruit cette pauvre taverne ; j’ai vu ses murs transformés en dentelle par les boulets comme des morceaux d’architecture gothique. C’était au mois de mars 1848 une joyeuse guinguette, dont ce jour-là la plus vaste pièce était occupée par toute une compagnie de gardes mobiles. Autour d’une grande table, sur laquelle fumaient le punch et le vin chaud, était un cercle qui, après tout, égalait en fantasque et surpassait en audacieuse poésie ces cercles d’artistes si chers à l’auteur du Chat Murr. Chacun était tenu de dire sa chanson. On ne faisait grace à personne. — Je n’en sais qu’une qui est bien triste. — Chante toujours. — Je n’en sais qu’une qui est trop gaie. — Allons, chante vite. Et les chants se suivaient sans interruption, évoquant toutes les puissances de la vie, la douleur, le plaisir, même la vertu, même l’honneur. Il y en avait un parmi nous qu’on appelait le Normand ; ce pauvre diable, qui n’habitait que depuis deux mois Paris, était l’objet de tous les quolibets. Chaque soir, toute la chambrée lui faisait des misères, comme il me disait avec, un regard désolé et son accent traînant. Quand vint le tour du Normand : — Je ne sais, dit-il, qu’une chanson de mon pays. — Ta chanson, ta chanson, Normand ! — Et force fut bien au Normand de s’exécuter. C’est ce qu’il fit, et alors il entonna certainement un des chants les plus anciens et les plus naïfs qui se soient conservés parmi les bouviers de Normandie : Je ne saurais dire le bizarre effet que produisaient ces champêtres accens résonnant tout à coup au milieu de ce qu’il y a de plus Parisien à Paris. J’aperçus les bœufs errans encore mieux que dans les premiers vers de l’ode immortelle d’Horace, et à cette odeur de poudre dont tout l’auditoire était encore imprégné se mêla l’odeur des foins. Les camarades du Normand