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ames, ébranlé bien des convictions. Voici bientôt vingt ans qu’il habite avec nous, qu’il s’assied chaque jour à notre table, à notre foyer, chaque jour plus maussade et plus renfrogné que la veille. Bouder peut être une douce chose mais, lorsqu’on a boudé pendant près de vingt ans, malgré soi on éprouve un vague besoin de s’égayer, de se distraire un peu, de vivre comme tout le monde et de faire bonne mine aux gens. Je vous le dis bien bas, je ne le dis qu’à vous, ne le répétez à personne : nous enrageons tous en silence, notre fidélité commence à nous peser.

— Eh ! vive Dieu ! madame, s’écria dans un mouvement d’enthousiasme M. Levrault, qui frétillait déjà autour de l’hameçon, puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne pas vous séparer ouvertement d’un parti sans avenir, et qui, je ne dois pas vous le dissimuler, n’a jamais eu mes sympathies ni mon approbation ? Madame la marquise, ce n’est pas à votre âge, belle encore comme vous l’êtes, qu’on s’enveloppe d’un suaire, qu’on se couche parmi les morts. Pourquoi n’iriez-vous pas aux Tuileries ? Je suis sûr que le roi et la reine vous y verraient avec plaisir.

— Non, mon ami, non, répliqua Mme de La Rochelandier avec mélancolie. Je suis allée trop souvent aux Tuileries pour pouvoir y retourner jamais, à moins qu’un jour… mais je n’y compte plus. Je me plais à le répéter, ma semaine est achevée ; pour moi-même, je n’espère plus rien ici-bas. Je n’irai pas à la nouvelle cour ; Gaston s’y présentera sans sa mère.

— Qu’entends-je ! M. Gaston, votre fils…

— À Dieu ne plaise que je veuille emprisonner sa vie dans le cercle de mes regrets et de mes affections. Gaston est jeune et n’a point d’engagemens avec le passé. Il n’a jamais connu ses princes légitimes ; c’est tout au plus s’il se souvient de la tempête qui fracassa le vieux trône de France et rejeta dans l’exil les derniers descendans d’une race de rois. Gaston est un enfant du siècle. Il a grandi librement, sans contrainte, dans l’atmosphère des idées libérales. Au collège, il s’asseyait sur le même banc que les princes de la branche cadette ; il les aime et ne s’en cache pas. Puisqu’il peut se rallier sans honte, qu’il suive le courant qui l’entraîne, que ses destinées s’accomplissent !

— Ainsi, madame la marquise, demanda M. Levrault en appuyant sur chaque mot, c’est l’intention formelle de M. Gaston, votre fils ; c’est sa volonté bien ferme, bien nette, bien arrêtée, de se rallier à la nouvelle dynastie, et vous n’y mettez point obstacle, vous ne cherchez pas l’en détourner ?

— Que voulez-vous ? J’en souffre bien un peu ; je mentirais si j’affirmais le contraire, et vous ne me croiriez pas. J’en souffre, je m’en afflige en secret ; mais je me dis qu’en fin de compte, quel que soit le