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temps, sans lui faire perdre l’équilibre ; puis, peu à peu, il s’enfonça sous la lame. Après avoir sombré un instant, les joncs repartirent à la surface, mais dispersés et flottant au hasard ; cette fois, le sanniassy n’y était plus : il venait de quitter son frêle esquif pour plonger sous l’eau, comme l’oiseau quitte la branche pour s’élancer dans l’air.

Quelques jours après sir Edward s’éloigna du Bengale, en proie à une agitation violente. Pour chercher une distraction à sa douleur, il erra dans les provinces de l’Inde les plus reculées et les plus sauvages. Comme il traversait le Mysore dans la saison la plus dangereuse pour les Européens, la fièvre des jungles le saisit. Ses porteurs de palanquin l’abandonnèrent au milieu d’un village où il ne pouvait trouver aucun secours. Un domestique fidèle qui lui restait se chargea de le faire transporter sur la côte, dans L’espoir que l’air de la mer calmerait un peu ses souffrances. C’était lui que j’avais rencontré dans le caravansérail d’Alepey, debout sur le seuil de ma porte, pâle comme le soleil éclipsé qui répandait sur sa physionomie une teinte lugubre, abattu par la douleur et la maladie, incapable de penser et de se souvenir.

Arthur, cet ami qui, passant avec sir Edward devant la cabane du brahmane, l’avait poussé à jouer à celui-ci le tour que nous avons raconté en commençant, quitta Bombay peu de jours après le départ de son ami pour le Bengale, et se rendit sur les bords de l’Indus, pays redouté des troupes anglaises à cause de l’insalubrité du climat. Il y souffrit constamment de douleurs aiguës que les médecins traitèrent comme une affection du foie, maladie commune aux Indes ; mais les Hindous attribuaient sa langueur à un maléfice, car l’Orient aussi a des sorciers et des sorcières qui sont fort à craindre.

Quant à Roukminie, la fille du brahmane, à peine son père l’eut-il abandonnée, qu’elle se livra à des œuvres pieuses et méritoires, dont voici en peu de mots le détail. Dans une pagode très voisine de Bombay vit une nuée de pigeons qui se multiplient de telle sorte, que le sol et les murs en sont couverts ; on ne peut y poser le pied ni y faire un mouvement sans fouler et heurter ces bienheureux volatiles, auxquels les dévots apportent des grains en abondance. Au milieu de ces pigeons et comme incrusté dans la terre végète un brahmane très vieux, qui, depuis une vingtaine d’années, n’a pas changé de posture. Il est couché sur le dos et tient une main élevée en l’air ; cette main supporte un vase où poussent et meurent successivement des herbes et des fleurs. Roukminie s’est consacrée au service de ce pénitent ; c’est elle qui, deux fois par jour, lui apporte le riz et l’eau qui composent sa nourriture. Elle espère ainsi se réhabiliter de l’injure faite à son père et qui avait rejailli sur elle.


TH. PAVIE.