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décident un matin à se mettre en route pour l’autre monde, comme nous à partir pour la campagne !

Tout en parlant ainsi, il ordonna aux rameurs de reprendre leurs avirons. Le bholia se mit en mouvement, et le faisceau de joncs sur lequel flottait l’Hindou disparut dans l’ombre. Augusta, vaincue par le sommeil, se retira dans la cabine pour y prendre quelques heures de repos. Sir Edward resta constamment sur le pont, afin de diriger la course du bholia, qui, poussé par les rames, marchait assez vite, malgré son poids. Cependant, comme l’eau peu profonde sur les grèves obligeait la grande barque à faire de fréquens détours, tandis que le radeau de joncs dérivait en ligne droite, il arriva qu’au point du jour sir Edward et l’Hindou se trouvèrent encore fort près l’un de l’autre. Déjà se montrait à l’horizon la ligne verte et écumeuse qui annonce la mer ; les voiles blanches des navires de haut bord se dessinaient dans le lointain. Sir Edward descendit dans la cabine pour éveiller Augusta ; celle-ci dormait d’un profond sommeil, tenant à la main la belle branche d’asclépiade qu’elle n’avait pas quittée.

— Venez, venez, lui dit vivement sir Edward, le soleil vous attend pour paraître ; les étoiles pâlissent, la brise du matin fait murmurer les flots ; déjà sur la cime des palmiers le vautour a secoué ses ailes…

Augusta, Pour toute réponse, entr’ouvrit les yeux et serra la main de sir Edward. — Qu’avez-vous ? s’écria-t-il ; Augusta, êtes-vous souffrante ? Et, comme il courait sur le pont chercher les servantes assises à la poupe loin du regard des matelots, il entendit une voix qui semblait sortir des eaux répéter ces paroles : « Va, mon fils, va où tes vœux t’appellent, et que les routes te soient douces ! »

À ces mots, il se souvint du sanniassy, de la fleur d’asclépiade que celui-ci lui avait jetée certain jour du haut des airs avec cette même formule de souhait. Epouvanté, il se précipita de nouveau dans la cabine et arracha la fleur déjà fanée qu’Augusta serrait entre ses doigts. Celle-ci le regarda tristement, essaya de parler et ferma les yeux. — « Mar djati ! mar djati ! elle se meurt ! elle se meurt ! » criaient les servantes fondant en larmes, et l’une d’elles lança dans le Gange la branche perfide, qui, en tombant, teignit les eaux d’une couleur bleuâtre. Sur le pont, les matelots effrayés parlaient de poison subtil versé dans la corolle de l’asclépiade.

Le bholia avait changé de route ; les rameurs le ramenaient vers l’habitation de leur maître aussi vite que le leur permettait la force du courant doublée par celle du flux. Pendant que la barque splendide voguait silencieusement vers la ville, emportant le corps inanimé d’Augusta, le radeau de joncs, à peine visible au milieu du grand fleuve, commençait à vaciller sur les flots. L’Hindou s’y tenait toujours dans la même posture, et la vague grossie le ballotta pendant quelque