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les palefreniers plantent les piquets auxquels ils attacheront les chevaux ; des malles et des coffres sort une multitude d’ustensiles et de petits meubles à garnir toute une maison ; un essaim de serviteurs, maître-d’hôtel, cuisinier, groom, porte-pipe, hommes de peine destinés à doubler les chefs d’emploi, coupeurs d’herbe, conducteurs de chariots, chameliers, etc., s’agitent autour de la tente, mais sans bruit, sans désordre. Les chevaux hennissent à la fraîcheur du soir, les bœufs vont paître librement sous les grands arbres, les chameaux agenouillés broutent les pousses tendres des buissons, les chiens flairent l’horizon et aboient dans l’obscurité. Puis, peu à peu, le silence s’établit. Le maître a fini son dîner, il va dormir, tout se tait ; on n’entend plus que le chuchotement des cipayes appuyés sur leurs lances qui causent à demi-voix aux abords du camp, et au loin les cris étranges des oiseaux nocturnes et des bêtes fauves qui saluent le retour des ténèbres. Au matin, avant le lever du soleil, tout s’ébranle ; les tentes sont repliées, une épaisse poussière signale la marche du convoi qui s’éloigne. Le laboureur hindou, qui tire l’eau des étangs pour arroser ses rizières, regarde d’un œil indifférent les fardeaux sans nombre que l’Européen traîne après lui, l’embarrassant attirail d’ustensiles dont il ignore l’usage, et, sans interrompre ses travaux, il se dit : « C’est un officier de la compagnie qui passe ! »

Ainsi voyageait sir Edward. Il avait fait déjà les deux tiers de la route sans éprouver le plus léger contre-temps ; ses chiens d’arrêt, conduits en laisse par un dog-boy[1], paraissaient en fort bon état ; ses chevaux, quoiqu’un peu harassés, avaient encore l’oreille droite et l’œil animé. Quant à lui, il commençait à s’ennuyer de ce long tête-à-tête avec une nature admirable, mais sauvage ; car le flegme britannique ne s’arrange pas mieux de la solitude que la pétulance française : il y a si peu de gens d’ailleurs qui ne regardent pas comme perdu le temps qu’ils passent loin des hommes ! La rencontre de quelques officiers venant de Madras, dont sir Edward trouva les tentes dressées près du chemin, vint donc fort à propos rompre la monotonie du voyage. Il campa à côté d’eux, à l’entrée d’une plaine de toutes parts dominée par de beaux arbres. Entre ces jeunes gens de même âge, de même rang, s’établit bientôt cette intimité passagère, qui consiste à chasser de compagnie, à parler de choses indifférentes et à faire parade de sa fortune. Dans des réunions de ce genre, l’amour-propre se met toujours de la partie. Sir Edward, habitué à briller en toute circonstance, ne laissa point échapper cette occasion de remporter, chemin faisant, un triomphe qui établit sa réputation parmi les officiers de l’armée de Madras. Un soir que chacun vantait ses chevaux, il proposa

  1. Valet de chiens.