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s’approcha de lui ; il avait les cheveux en désordre, les ongles longs et crochus comme les serres du vautour, le corps presque nu et tout barbouillé de cendres. Sur le dos il portait un petit vase de cuivre, sous le bras une peau d’antilope, à la main un bâton formé de trois branches roulées ensemble comme des serpens[1] ; ses yeux, où se peignait une fureur extatique, lançaient des éclairs. Le sanniassy, debout devant sir Edward, lui adressa d’un ton paternel, qui contrastait singulièrement avec l’expression menaçante de son visage, cette formule d’adieu souvent employée par les poètes : « Va, mon fils, va où tes vœux t’appellent, et que les routes te soient douces ! » Sir Edward, sans même paraître le voir ni l’entendre, donna l’ordre de larguer les voiles ; la barque s’inclina sur les eaux et vogua légèrement vers la côte. Les matelots tournaient fréquemment leurs regards dans la direction du rivage qu’ils venaient de quitter ; ils se montraient les uns aux autres le sanniassy toujours debout à la même place et qui ne semblait plus qu’un point noir sur le sable. Quand il eut disparu, ils se parlèrent à voix basse en prononçant le nom de Nilakantha.

Sir Edward atteignit bientôt le continent ; il avait une longue route à parcourir : aussi la commença-t-il à petites journées, d’abord à cause de la marche pesante de ses équipages, et puis afin de ménager ses chevaux, auxquels il tenait beaucoup. Aller vite est difficile quand on mène à sa suite des chariots attelés de bœufs et des serviteurs à pied. D’ailleurs, à quoi bon se hâter, quand le voyage, loin d’être une fatigue, a tout le charme d’une promenade ? Dans les pérégrinations les plus lointaines que les Anglais entreprennent d’un bout à l’autre de l’Inde, ils peuvent avoir des dangers à courir de la part des tigres et des voleurs ; mais quant à des privations, ils n’en ont jamais à supporter. Tout est prévu, calculé avec un soin merveilleux pour que la vie errante, déjà pleine d’attraits dans un pays aussi prestigieux que l’Asie, s’embellisse encore de toutes les aises de la vie sédentaire. Un nombreux domestique entoure le voyageur ; dès le matin, une tente, portée par des chameaux, l’a précédé à la halte qu’il lui a plu d’indiquer. À son arrivée, il trouve le déjeuner servi. Rien ne manque à son repas, fût-il au sommet des montagnes, au milieu des forêts : les bières anglaises et les vins d’Espagne, la fine vaisselle et l’argenterie brillante l’attendent sur sa table. Le lit de repos est dressé pour qu’il puisse sommeiller pendant la chaleur du jour. Bientôt arrivent les charrettes qui portent les bagages, les coffres, le palanquin ; le gros de la troupe s’arrête quelques heures, puis prend les devans avec une seconde tente qui sera disposée pour la grande halte du soir. C’est là l’instant solennelle ;

  1. Le vase de cuivre sert aux ablutions ; sur la peau d’antilope, le fakir s’assied pour méditer ou se couche pour dormir ; le bâton à trois branches (tridanda) est l’emblème de la triade brahmanique.