Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de plusieurs centaines de femmes nues jusqu’à la ceinture, tenant sur la tête des paniers pleins de poivre fraîchement récolté, vont et viennent sans cesse, comme des fourmis noires, de la plage aux greniers d’entrepôt. Autour du port, où, durant la belle saison, les grosses barques arabes de Mascate et de Djedda viennent charger des bois de construction, se meuvent majestueusement des éléphans énormes, qui travaillent, avec beaucoup de docilité et d’instinct à traîner des poutres et à transporter des fardeaux : ce sont là les forçats du radja de Travancore.

Dans cette ville, le voyageur ne trouve ni hôtel ni auberge, mais en revanche un caravansérail de l’aspect le plus pittoresque : c’est un palais de bois, ancienne résidence du radja ; des sculptures fantastiques délicatement exécutées encadrent les galeries, les portes, les fenêtres cintrées et les balcons ; de vastes plantations de cocotiers, qui se prolongent vers le port, lui tiennent lieu de jardin ; une cour carrée, défendue non par des murs, mais par une haie touffue et des arbres élevés, lui donne un certain air de grandeur. Dans ce préau passent deux ou trois fois le jour les éléphans, que leurs cornacs, en revenant du travail, ne manquent jamais de faire parader devant les étrangers. Ils saluent avec la trompe, ramassent dans la poussière la pièce de cuivre qu’on leur a jetée, et se retirent battant l’air de leurs larges oreilles. Puis viennent les mendians, les paralytiques qui se traînent sur les mains, les lépreux dont la peau est couverte de taches blanchâtres comme celle, des serpens, enfin une foule d’infirmes tourmentés par des maladies hideuses, particulières à ces climats violens, et qui n’ont point de nom dans notre langue. Ils s’asseient autour du caravansérail et, dès que les voyageurs paraissent au balcon, ils poussent un cri en élevant vers eux leurs mains suppliantes.

Une circonstance assez bizarre me retint deux jours dans ce petit palais et dans cette ville singulière, où je ne croyais pas séjourner. J’avais une affaire à traiter avec un parsi ou guèbre, adorateur du feu, et comme le jour de mon arrivée il y eut éclipse de soleil, la visite fut forcément remise au lendemain. Le guèbre s’était renfermé chez lui ; il jeûnait et se mortifiait pour mieux sympathiser avec les souffrances de l’astre-dieu. Il faut convenir aussi que les Hindous ne se montraient pas très rassurés : « Voyez, voyez, disaient-ils, le gros dragon qui ronge le soleil ! » Les nacodas (capitaines arabes), qui partageaient quelque peu cette croyance, tiraient gravement en l’air des coups de pistolet et faisaient battre le tambour par leurs équipages pour forcer le prétendu monstre à lâcher sa proie. Pendant ce temps-là, une ombre bienfaisante se répandait sur la terre ; nous respirions en plein midi. On ne voyait plus personne dans les chemins ni autour du caravansérail. L’instant était bien choisi pour reposer ; je m’allongeais