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trop naïvement, ils croyaient trop au retour de l’âge d’or mais ils y croyaient avec une ardeur sincère et dévouée.

Il serait d’ailleurs injuste de supposer qu’ils poursuivaient seulement quelque honnête utopie. Un but plus pratique les attirait : ces magnats, ces palatins, voulaient donner un peuple à leur patrie, car il n’y avait pas de peuple en Pologne[1]. L’aristocratie y constituait un état-major sans soldats. Très peu nombreuse, la population n’était point solidaire des intérêts du patriciat. La petite noblesse, espèce de bourgeoisie, mais bourgeoisie sans commerce, sans industrie, sans indépendance à l’égard des grands, composait tout au plus la troupe de leurs gardes-du-corps. De cette étrange prétention d’une noblesse universelle, exempte du travail, dominée par le goût d’un luxe stérile, résultaient le mépris de la vie agricole, la concentration de tout le numéraire dans les mains des Juifs, le manque d’un tiers-état, l’impossibilité de le créer, et par conséquent l’absence d’un peuple. Lorsque ces braves Polonais, haute noblesse et szlachta, confondus dans une égalité républicaine, entraient dans les festins avec une mine haute et fière ; lorsque, dans le palais de Bialistock, armés pour le combat, même au milieu, des fêtes, Branicki, Mokronowsky, Radziwil, discouraient sur les destinées de la patrie au bruit des éperons sonores et des sabres traînant à terre, ces réunions présidées par une femme charmante, ces vaillantes mains si cordialement pressées, ces accens patriotiques, le désordre même qui terminait parfois ces assemblées, tout cela présentait un spectacle émouvant et dramatique. À entendre ces paroles toutes romaines, à voir ces héroïques visages, qui n’aurait garanti le salut de la Pologne ? qui n’aurait pensé que derrière ces magnats, en dehors de ces lambris dorés, de ces escaliers de marbre, un peuple entier n’attendait qu’un signal pour se lever et suivre ses chefs ? Mais, grand Dieu ! qu’il en était loin ! Morne hâve, rongé de plique, courbée sous la corvée, il ne s’agissait pas de lui, de ses souffrances, du joug intolérable que faisaient peser sur lui les Juifs, ses vrais maîtres ; il n’était question ni de lui donner du pain ni de lui apprendre à lire. Sauver les privilèges de la noblesse, l’inamovibilité des grandes charges ; rendre impraticable toute comptabilité exacte dans le maniement des deniers publics ; conserver surtout le liberum veto, ou, en d’autres termes, mettre un obstacle insurmontable

  1. Les écrivains polonais eux-mêmes en sont convenus. « Tout le mal, dit M. Letewel, qui travaillait la Pologne résulta de l’intérêt des gouvernemens et des fautes de la classe nobiliaire. Chacun se croyait indépendant supportant avec impatience les moindres entraves apportées à sa liberté… De cette source découlaient des exemptions de charges publiques qu’on faisait retomber sur des classes privées de toute participation au gouvernement. De là… l’asservissement complet des non-nobles, et quelquefois des jugemens rigoureux portés contre eux. » (Revue du Nord, tome Ier, page 504.)