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Tous ces mots captieux, toutes ces expressions variées avec art : médiation, conditions acceptables n’ont pas de sens, si elles ne sont pas synonymes de partage. Le partage de la Pologne pouvait seul réunir dans un intérêt commun les trois puissances divisées entre elles sur toutes les autres questions. D’ailleurs, à défaut de ces preuves si convaincantes, on serait amené à la découverte de la vérité par le désaccord qu’on trouve dans le récit des deux frères, car nous avons aussi la leçon du prince Henri. Nous la devons à un témoignage irrécusable, celui du comte de Ségur, qui l’a consignée dans ses Mémoires. M. de Ségur s’entretenait avec le prince prussien du partage, en l’attribuant selon la version généralement accréditée, à Catherine II.

« Ah ! pour le partage de la Pologne, répliqua le prince, l’impératrice n’en a pas l’honneur, car je puis dire qu’il est mon ouvrage. J’avais été faire un voyage à Pétersbourg ; à mon retour, je dis au roi mon frère : « Ne seriez-vous pas bien étonné et bien content si je vous faisais tout à coup possesseur d’une grande partie de la Pologne ? — « Surpris, oui, répondit mon frère, mais content, point du tout, car il me faudrait, pour faire cette conquête et pour la garder, soutenir encore une guerre terrible contre la Russie, contre l’Autriche et peut-être contre la France. J’ai risqué une fois cette grande lutte qui a failli me perdre. Tenons-nous-en là : nous avons assez de gloire ; nous sommes vieux, et il nous faut du repos. » Alors, pour dissiper ses craintes, je lui racontai que, m’entretenant un jour avec Catherine II, comme elle me parlait de l’esprit turbulent des Polonais, de leur anarchie, de leurs factions, qui, tôt ou tard, feraient de leur pays un théâtre de guerre, où les puissances qui les entourent seraient inévitablement entraînées, je conçus et lui présentai l’idée d’un partage auquel l’Autriche devrait naturellement consentir sans peine, puisqu’il l’agrandirait.

« Ce projet frappa vivement l’impératrice. « C’est un trait de lumière, dit-elle, et si le roi votre frère adopte ce projet, étant d’accord tous deux, nous n’avons rien à craindre, ou nous saurons sans peine la forcer à le souffrir. » Ainsi, ajoutai-je, sire, vous voyez qu’un tel agrandissement ne dépend plus que de votre volonté. Mon frère m’embrassa, me remercia, entra promptement en négociation avec Catherine et la cour de Vienne. L’empereur hésita, sonda les dispositions de la France ; mais, voyant que la faiblesse du cabinet de Louis XV ne lui laissait aucun espoir de secours, il céda et prit doucement son lot. Ainsi, sans guerroyer, sans perdre de sang ni d’argent, grace à moi, la Prusse s’agrandit, et la Pologne fut partagée[1]. »

Certes, il n’y a rien de moins croyable que le trait de lumière de Catherine et l’étonnement de Frédéric en recevant pour la première fois, comme quelque chose d’inattendu, un idée qui germait déjà dans la tête de Métra, de l’abbé Trente mille hommes, de tous les nouvellistes en plein vent de l’arbre de Cracovie, et qui traînait depuis un siècle

  1. Ségur, Mémoires et Souvenirs, tome II, page 144.