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presque de visionnaire. Lui qui avait vu le danger de si loin, il ne voulut plus le reconnaître sitôt qu’il put le toucher au doigt.

« Sans doute, dit-il, l’empereur et le roi de Prusse se sont vus, mais ils n’ont point parlé de la Pologne. Le prince Kaunitz a protesté de son attachement à l’alliance ; Frédéric a lancé ses troupes dans la Prusse polonaise mais c’est uniquement pour arracher une contribution aux habitans de Dantzick. On dit que les Russes ont remporté des victoires ; c’est un faux bruit. On prétend que les confédérations se disloquent et se rompent de toutes parts ; il n’en est rien : elles vont chasser les Russes et balayer la Pologne. » On pourrait croire que M. de Choiseul s’était fait illusion sur la faiblesse de la confédération de Bar. Bien loin de là, il l’avait connue et signalée lui-même[1] ; mais il avait conçu un plan, il l’avait établi sur des données fausses, il s’était trompé, cruellement, trompé sur les forces respectives des Ottomans et des Russes. ; son imagination s’était trop échauffée sur la ligue du Nord ; il n’avait pas vu qu’il était inutile de soulever l’Europe contre cette ligue, parce que l’Angleterre et la Prusse n’y accéderaient jamais, ce qui suffisait pour la frapper d’impuissance ; il avait combattu avec acharnement une ombre, une chimère ; l’espoir de se rendre arbitre entre la Prusse et l’Autriche lui avait également échappé ; il n’était pas parvenu à les diviser sur les questions d’Allemagne, parce qu’elles s’étaient réunies sur celles de Pologne. Son système, si vivement mis en train, si ardemment poursuivi pendant tant d’années, s’affaissait devant lui, se fondait entre ses mains. Il le voyait disparaître avec d’autant plus de regret, qu’il y allait de son existence ministérielle. Dans cette situation, il ne songea plus qu’à s’étourdir sur les conséquences. Quelle que fût sa conviction intérieure, il imposa silence à cette voix secrète. Marcher, marcher toujours devant lui, sans regarder ni en avant, ni en arrière, ni à côté, voilà désormais toute la politique du duc de Choiseul. Lancé dans l’espace, il se sentait le besoin irrésistible de courir, fût-ce pour tomber dans un abîme. Ses projets n’étaient plus des combinaisons, mais des passions ; sa haine pour Catherine II n’était plus qu’une fureur aveugle, son sourd ressentiment contre le prince Kaunitz une plaie intime et profonde. Tout, jusqu’à son intérêt tardif pour les Polonais, prit le caractère d’une effervescence maladive. Il ne songea plus à s’informer de la vérité, il se refusa à l’évidence ; servi par sa légèreté naturelle, il Changea facilement ses craintes en sarcasmes et ses colères en mépris.

  1. « Dans les instructions de M. de Châteaufort, il faut y faire mention (sic) et lui donner ordre de dire à l’évêque de Kaminiek qu’il y aurait de l’absurdité à faire fonds sur la confédération de Bar, qui est conduite pitoyablement, et qui finira par faire plus de mal que de bien aux affaires. » (Écrit de la propre main de M. le duc de Choiseul sur le déchiffrement d’une dépêche de M. Gérault, datée de Varsovie le 28 décembre 1768 et reçue le 29 janvier 1769.)