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les eaux de Tschesmé, et demande avec instance, de la part du sultan éperdu, la médiation de la Prusse. Ainsi s’accomplissaient, bien au-delà de ses espérances, les calculs du grand et rusé Frédéric. C’est à la face de ses anciens ennemis qu’il était proclamé l’arbitre de l’Europe et de l’Asie. Au lieu de se livrer à un élan de fastueux orgueil dont n’aurait pu se défendre telle ame encore plus haute, mais moins profonde que la sienne, il profita de sa position avec une habileté rare. Il offrit sur-le-champ à l’empereur de partager avec lui les honneurs de la médiation ; il se fit fort du consentement de la Porte à cette adjonction inattendue. Ainsi c’est la maison de Brandebourg qui, dans une occasion d’une solennité sans égale, patronait la maison d’Autriche, Kaunitz en rougit, il affecta l’indifférence et sembla hésiter à accepter l’offre de Frédéric ; il accepta pourtant, et voici le plan de conduite qu’ils adoptèrent d’un commun accord.

Les victoires de Catherine avaient frappé ses ennemis de stupeur et ses alliés d’étonnement la Moldavie et la Valachie envahies dans une première campagne ; la flotte russe, dont à peine on soupçonnait l’existence, partie de la Baltique et arrivée dans la Méditerranée avant qu’on eût appris son départ ; cent cinquante mille Turcs battus par trente mille Russes[1] sur les bords du Kaghoul ; la flotte ottomane dispersée dans les airs sur les côtes de l’Asie Mineure, voilà ce qui donnait à Catherine le droit de tout demander et de beaucoup obtenir. Il faut donc lui trouver une compensation aux provinces danubiennes que l’Autriche ne veut pas laisser entre ses mains. Cette compensation ne peut être qu’en Pologne ; c’est là, non ailleurs, qu’elle doit la chercher. En prenant des parts égales à la sienne, les deux autres puissances rétabliront l’équilibre. Si Catherine résiste encore à cette offre, comme elle l’a fait jusqu’à présent, qu’elle s’attende à une guerre probable entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, et qu’elle compte sur une opposition certaine à tous ses projets en Orient. Cela dit, les deux futurs co-partageans se séparèrent, et le prince de Kaunitz alla se reposer dans sa villa d’Atererlitz, où il assura à M. Durand, notre chargé d’affaires, qui était venu lui faire sa cour, que, « sans le seraskier porteur de la demande de médiation, il n’aurait pas été question d’affaires a Neustadt. » Puis il fit à cet agent français une foule de fausses confidences pour mieux tromper M. de Choiseul, qui pourtant ne se trompait pas. Frédéric envoya donc ses propositions à Catherine. Il lui conseilla pour la troisième fois un accommodement aux dépens des Polonais.

L’impératrice répondit qu’elle ne prétendait à aucune extension de

  1. Turcs : infanterie, 50,000 ; cavalerie, 100,000. — Russes : infanterie (53 bataillons de 350 à 500 hommes), 23,610 ; cavalerie (47 escadrons), 3,500 Cosaques, 2,890.