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lien entre la maison des Levrault et la maison de Montflanquin, quand ce matin, au saut du lit, un des premiers magistrats de la ville est venu m’apprendre tout ce que je viens de vous révéler. Enfer et damnation ! comprenez-vous mon épouvante ? comprenez-vous maintenant pourquoi j’ai crevé mon cheval, pourquoi je suis tombé chez vous comme une bombe ? Comprenez-vous enfin qu’il s’agissait de mon honneur et de votre salut ?

— Il faut convenir, s’écria M. Levrault, que ce vicomte est un effronté coquin. Je n’avais pas attendu jusqu’ici pour savoir à quoi m’en tenir sur sa valeur réelle. Je ne l’avais pas vu trois fois que déjà je trouvais en lui quelque chose de louche. Je m’étais dit tout de suite : Ce n’est pas là un vrai gentilhomme. Croyez bien, Jolibois, que jamais je n’aurais consenti à lui donner ma fille en mariage ; mais, je l’avoue, j’étais loin de m’attendre à tant d’audace et de perversité.

— Vous avez, monsieur, non loin de votre porte, reprit Jolibois en hochant la tête, certain château dont je vous engage aussi à vous défier, à moins qu’il ne vous plaise de tomber de Charybde en Scylla, et de sortir d’un guêpier pour vous fourrer dans un nid de vipères.

— De quel château voulez-vous parler ? demanda le grand industriel.

— Du château de La Rochelandier. Il y a là, je vous en avertis, une marquise plus dangereuse encore pour vous que le vicomte. Si je ne vous ai pas crié gare ! quand vous êtes venu vous établir à la Trélade, c’est que je la croyais absente du pays. Je vous le répète, monsieur, défiez-vous du château de La Rochelandier. La marquise s’est posée en Bretagne comme la Jeanne d’Arc de la légitimité. Vous êtes influent, vous êtes opulent, vous occupez un rang élevé dans le monde. La marquise ne négligera rien pour vous amener doucement à mettre vos millions au service de son fils et de son parti.

— Ah çà ! s’écria M. Levrault, c’est donc un coupe-gorge que cette Bretagne qu’on m’avait représentée pourtant comme la terre classique de l’honneur et de la loyauté ?

— Que vous dirai-je, monsieur ? Vous vouliez frayer avec la noblesse, vous êtes servi à souhait. Le vicomte Gaspard de Montflanquin vous a fait et vous fait encore une cour assidue et désintéressée. Vous recevez à votre table somptueuse le chevalier de Barbanpré, qui ne comprend pas qu’Ésaü ait vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, mais qui vendrait son ame pour une poularde truffée. Vous promenez dans votre calèche le comte de Kerlandec, gentilhomme pur sang, à qui Gaspard doit quinze mille francs, et qui compte, pour rentrer dans ses fonds, sur la dot de Melle Laure. Enfin, voici venir la marquise de La Rochelandier, plus fourbe, plus rusée, plus avide que tous les autres. Ainsi, vous les verrez tous s’abattre autour de votre