Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce que demandait Jolibois, tel était le rêve modeste de ce champion de la démocratie.

Pendant que Jolibois marchait en conquérant sur la Trélade, M. Levrault était en proie à de cruelles perplexités. Il avait passé une mauvaise nuit et se préparait à passer une triste journée. Le soleil était déjà haut dans le ciel ; l’ombre des arbres s’accourcissait à vue d’œil, le vicomte n’avait point reparu. M. Levrault avait erré toute la matinée, comme une ame en peine, dans le sentier qui menait à la vicomté. Si Laure ne l’eût surveillé de près, il n’est pas douteux que le brave homme n’eût poussé jusqu’au pigeonnier de Gaspard.

— Tu le vois, disait-il à sa fille d’un air consterné, le vicomte ne revient pas. On n’outrage pas impunément un Montflanquin ; le vicomte est perdu pour nous.

— Soyez tranquille, mon père, le vicomte reviendra, répliquait Laure avec une assurance qui, depuis la veille, ne s’était pas un instant démentie.

M. Levrault branlait la tête et pleurait dans son cœur le gendre envolé. Un gendre d’un si bon rapport et qui lui eût coûté si peu ! Après le déjeuner, il s’était retiré dans son appartement, autant pour échapper aux obsessions de Laure, qui ne se lassait pas de le harceler, que pour se livrer tout entier à l’amertume de ses reflexions. Laure avait tant fait que son père ne savait plus à quoi s’arrêter ; elle était revenue tant de fois à la charge, que la tête du grand industriel ressemblait à une arène où les pensées les plus contraires se choquaient, se heurtaient avec acharnement et s’entre-détruisaient comme des bêtes fauves. M. Levrault ne s’était jamais trouvé dans une position si critique ; disons le mot, il était aux abois. Il y avait des instans où il voyait Gaspard blanc comme neige, et il voulait aller le chercher ; il y en avait d’autres où ses yeux se dessillaient à demi, et il osait se demander tout bas si sa fille n’avait pas raison. Tantôt il s’emportait contre la calomnie qui ne respecte rien, frappait du poing les meubles et faisait voler au vent de sa colère les pans de sa robe de chambre ; tantôt, dans une attitude recueillie, il méditait sur tout ce que Laure lui avait révélé. Ainsi, comme un navire ballotté par les flots, parfois Gaspard touchait aux nues, parfois il était près de s’abîmer dans un gouffre sans fond : lutte terrible, silencieuse, qui n’avait que Dieu pour témoin, et dont M. Levrault faisait à lui seul tous les frais.

— Non, non, c’est impossible, s’écria tout à coup l’ancien marchand de drap en conjurant par un geste souverain les fantômes qui l’assiégeaient ; jamais un Montflanquin n’a trompé personne, et d’ailleurs ce n’est pas un Levrault qu’on joue, qu’on mystifie comme un petit bourgeois. Je me connais en gentilshommes. Si Gaspard n’était pas tout ce qu’il paraît être, je n’aurais pas attendu qu’on vînt m’en instruire ; je