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voyait les ardoises du toit briller au soleil à travers le feuillage ; il entendait les aboiemens des chiens, les hennissemens des chevaux, et le malheureux n’avait rien trouvé, quand tout à coup son front s’illumina, et, se dressant fièrement sur ses étriers, du haut de la colline qu’il se préparait à descendre, maître Jolibois jeta à la Trélade un geste de défi.

Étienne Jolibois était dans la position d’un homme qui, n’ayant plus rien à perdre, peut tout oser impunément. Quand il en est là, un grand cœur ne prend conseil que de son désespoir ; la prudence est hors de saison, l’audace seule a chance de succès. Si nous devons tomber, arrangeons-nous pour que ce soit de haut ; si nous sommes foudroyés, que ce soit comme les Titans, pour avoir voulu escalader le ciel. C’est mon avis, c’était celui de Jolibois. Eh bien ! au lieu de s’associer à la fortune d’un aigrefin et de s’essoufler à courir après une misérable centaine de mille livres qu’il ne comptait plus rattraper, pourquoi ne chercherait-il pas à se rendre maître, par un coup de main, du champ de bataille où venaient de se rencontrer les La Rochelandier et le vicomte ? Au lieu de travailler à relever un drapeau déshonoré, pourquoi n’essaierait-il pas de planter vaillamment le sien sur le coffre-fort de M. Levrault ? Pourquoi n’arriverait-il pas, comme le troisième larron de la fable, juste à point pour emmener par le licol l’Aliboron de la haute industrie ? Une fois déjà il avait rôdé autour des millions du grand manufacturier, mais ce n’avait été qu’un assaut timide et discret. Cette fois, il s’agissait d’un siège en règle, et d’ailleurs, échec pour échec, mieux valait succomber en combattant pour sa propre cause que de partager la défaite et la honte d’un Montflanquin. En moins d’un quart d’heure, il eut improvisé le plan de campagne le plus formidable qu’eût jamais conçu général d’armée en déroute. Il mettait son honneur à couvert, il acquérait des titres sérieux à la gratitude de M. Levrault et de sa fille, il les forçait de reconnaître que les Levrault n’avaient pas un ami plus chaud, plus empressé, plus dévoué que lui sur la terre. Qui pouvait prévoir où s’arrêterait la reconnaissance du grand industriel ? Dans tous les cas, Jolibois échappait à tout soupçon de complicité avec Gaspard, et, s’il ne happait pas les millions, il s’assurait à tout jamais l’estime, c’est-à-dire la clientèle du millionnaire. En passant en revue tous les tours de son sac, il ne désespérait pas absolument d’entraîner ce bourgeois stupide, de détourner le cours de ses travers et d’imprimer à sa sottise une nouvelle direction. Quant à la fille, il serait toujours temps de s’occuper d’elle ; Jolibois, qui ne connaissait pas la trempe de l’esprit de Laure, se flattait qu’elle serait emportée dans le courant de son père, comme une yole dans le sillage d’un navire à trois ponts. Qui ne risque rien n’a rien ; Jolibois ne risquait rien et pouvait tout avoir. Exalté par l’ivresse qui accompagne