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conséquent limitation immédiate de cette initiative par l’absolue impossibilité de gouverner, réprimer, diriger ses semblables : donc égalité absolue.

Tel est le système social que M. Proudhon décore du nom d’anarchie. Jamais système ne fut mieux nommé ; mais ce n’est pas tout encore : si l’initiative de l’individu est a seule loi et la seule règle, il ne peut exister de lois et de règles imposées non-seulement par l’autorité, mais encore par une tradition quelconque au nom d’une vérité souveraine et infinie. La négation de l’autorité emporte nécessairement après elle l’idée d’une Providence qui guidé nos libertés individuelles ; car ce serait déplacer simplement l’autorité que de reconnaître la Providence, ce serait transporter l’autorité de la terre au ciel. M. Proudhon est trop logicien pour s’arrêter en chemin.

Ainsi donc voilà les changemensque1. Proudhon fait subir au vieux monde, substitution de la logique des faits au gouvernement de la Providence, c’est-à-dire substitution d’un gouvernement résultat de la combinaison des accidens et des hasards à un gouvernement tout d’intelligence et d’amour, substitution des faits et des phénomènes aux lois morales de l’univers. En résumant tout ceci, on obtient cet agréable résultat philosophique la révolution est l’état normal de l’humanité, l’anarchie l’être même des sociétés ; donc la permanence de la révolution est la loi même du progrès.

Eh bien ! qu’en pensez-vous ? ’Est-ce bien la peine de tant crier haro aux octrinaires, aux absolutistes, aux jésuites, aux légitimistes, aux démocrates et aux socialistes, pour substituer un pareil système ? M. Proudhon prend le mot d’anarchie en bonne part : cela signifie pour lui absence de gouvernement ; mais pour nous ce mot a encore sa vieille signification. La doctrine de M. Prudhon n’est pas autre chose que la préconisation ardente, impitoyable de l’état sauvage, qu’il le sache ou non. Un autre jour nous nous faisons fort de prouver que, dans un pareil système, la liberté n’existe pas, que la tyrannie au contraire, la tyrannie anonyme, une tyrannie qui, comme le démon de l’Evangile, s’appelle légion, règne et gouverne seule. Avons-nous raison d’appeler cette doctrine philosophie atomitique ? Que sont donc toutes ces libertés entièrement dégagées d’entraves et pourtant toutes égales ? Toutes ces libertés qui n’exercent aucune influence les unes sur les autres, limitées par leur propre extension, impuissantes par leur propre extension, impuissantes par leur propre exagération, à quoi peuvent-elles servir ? SI les hommes n’exercent plus aucune influence les uns sur les autres, vers quel objet dirigeront-ils donc leur activité ? — Vers le travail, répond M. Proudhon. — Mais ce travail, si je n’exerce plus aucune influence sur mes semblables, ne regardera donc que moi ? Moi seul