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vos oreilles à ces provocations que vous adressent les plus vilaines et les plus hideuses des sirènes.

Et cependant, comme toujours ici-bas, le mal est à côté du bien : il est résulté pour vous un avantage de cette croyance à l’existence d’êtres chimériques. Cet avantage, c’est qu’eux-mêmes se sont pris au sérieux. Ils se combattent maintenant comme des êtres doués de vie, et de passions ; ils détruisent par là, les uns, au moyen des autres, l’apparence d’existence que vous leur aviez prêtée. M. Louis Blanc tonne et fulmine contre M. Proudhon ; M. Pierre Leroux lui-même intervient dans le débat, tout exprès, dirait-on, pour se faire écraser. M. Proudhon, qui a ait déjà anéanti M. Considérant, s’occupe à cette heure de sceller dans leur tombe ses deux nouveaux adversaires ; mais lui-même, le plus énergique de tous qu’est-il, lui aussi ?

En attendant que ces spectres s’évanouissent, et pour comprendre leur néant, il suffit peut-être de les regarder d’un peu près, on ne saurait trop déplorer l’état dans lequel ces frayeurs insensées, ces discussions sans fin, ces craintes, ont jeté la société. Elles ont créé la confusion des langues, elles ont perpétué l’anarchie. Elles ont maintenu cette situation vague et sans solidité dans laquelle nous sommes plongés depuis deux ans ; à force de combattre avec des fantômes, nous avons pris aussi quelque chose de la tournure de ces fantômes. Jetons un coup d’œil sur l’incohérence qui domine, et efforçons-nous d’en sortir. Incohérence, incertitude, domination, du fait, réalité qui se fond en rêves de tout genre, voilà les caractères de la situation actuelle. Nous nous laissons trop dominer par le hasard ; mais le hasard n’est pas notre maître ici-bas : ne l’accusons pas, ne le faisons pas intervenir dans nos malheurs. Ce qui fait notre mal, c’est notre inexpérience à savoir glorifier, abattre, aimer ou haïr les faits qui passent sous nos yeux. Ne nous laissons pas dominer par les faits, soumettons-les ; redevenons les maîtres de la réalité, et la fatalité qui nous enchaîne sera brisée.


I

Le caractère principal de la situation, nous l’avons dit, c’est l’incohérence, et la cause principale de cette incohérence, c’est la pression que les faits exercent sur les hommes de notre temps. À l’heure qu’il est, la réalité dépasse de beaucoup les romans les plus extravagans. La logique n’a plus d’empire et doit abandonner : ses combinaisons, à chaque instant renversées. Autant vaudrait demander à l’homme qui sommeille de conduire ses rêves que de demander à notre temps d’accomplir une entreprise avec certitude, et de réaliser complètement un projet. Le temps actuel est une fantasmagorie, un assemblage de