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ses boutades. Pour entrer plus avant dans les bonnes grâces de son hôte, il témoigna le désir de connaître son histoire.

— Racontez-nous, je vous en prie, mon cher camarade, comment vous êtes arrivé à découvrir les principes sublimes que vous professez aujourd’hui. Jusqu’ici, je l’avoue, je n’avais jamais rien entendu de pareil. Vous m’avez révélé un monde nouveau ; qui donc vous l’a révélé à vous-même ?

— Ma science est l’histoire de ma vie, répliqua Solon en caressant sa barbe avec orgueil.

— Eh bien ! contez-nous votre histoire.

La marquise étouffa un soupir eu songeant au récit dont elle était menacée.

— Vous voyez en moi, dit Solon, une victime de notre civilisation dépravée. Je n’ai pas connu mes parens. À l’âge de trois ans, je fus recueilli par un petit bourgeois, marié depuis vingt ans et désespéré de n’avoir pas d’enfans. Sa joie fut si grande en me voyant installé chez lui, qu’il ne fit aucune démarche pour découvrir le nom et la demeure de ma famille. Rien ne me manquait : bien nourri, bien vêtu, bien couché, logé chaudement, je n’avais rien à désirer. Mon ame, naturellement généreuse, s’abandonnait à la reconnaissance ; mais je ne tardai pas à comprendre le but égoïste de mes prétendus bienfaiteurs. Je venais d’avoir neuf ans. Mon père adoptif me fit un long sermon pour me démontrer les avantages du travail, et m’envoya le jour même à l’école. C’est à l’école que je compris pour la première fois les deux grands vices de notre société, l’injustice et l’inégalité. À l’heure du déjeuner, je tirai de mon panier une tartine de beurre ; l’enfant assis près de moi mordait dans une tartine de confitures. Je n’avais que neuf ans, pourtant cette tartine de confitures m’illumina d’une clarté subite, et fut pour moi la première révélation de la vérité sociale.

— À neuf ans ! s’écria M. Levrault.

— Le lendemain, poursuivit Solon, à l’heure de la récréation, trois enfans étaient agenouillés au milieu de la cour, avec des oreilles d’âne ; j’étais un des trois. Savez-vous pourquoi on nous punissait ? Parce que nous n’avions voulu rien faire. Ainsi, la tartine de confitures m’avait révélé l’inégalité ; les oreilles d’âne me révélèrent l’injustice. L’école est l’image fidèle de la société. Dans ma vie si féconde en épreuves, j’ai retrouvé à chaque pas ce que l’école m’avait appris. Alléché par le fol espoir d’une prochaine indépendance, je m’étais résigné à écouter les leçons qu’on me donnait ; j’expiai cruellement mon imprudence. À peine savais-je lire, écrire et compter, que mon père adoptif me fit un second sermon et me parla de la nécessité de prendre un état. Placé en apprentissage chez un bijoutier, je découvris, dès les