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la partie officielle. Toutes les nuits, dans ses rêves, il voyait la tête de Charlemagne, et, chaque fois qu’il voulait la saisir, elle se dérobait en ricanant. Une seule chose le consolait au milieu de ses angoisses : la cotte de mailles de François 1er lui allait comme un gant. Il se trouvait si à l’aise, il se plaisait tellement dans cette armure royale, qu’il la portait en guise de vareuse dans son cabinet. Consolation impuissante ! La politique étrangère absorbait toute son attention. L’Europe était en feu, Berlin s’agitait. Quel moment pour aller redemander la tête de Charlemagne ! Il ne pouvait penser à sa mission sans se comparer modestement à Daniel dans la fosse aux lions. Et pourtant sa terreur devait s’accroître encore. Un jour qu’il avait parcouru en tout sens le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Martin, il rentra chez lui dans un état que je renonce à décrire. Il avait vu et compté quelques centaines de drapeaux noirs placés sur les maisons des propriétaires récalcitrans qui s’obstinaient à toucher leurs loyers. Il avait entendu des cris sinistres : Mort aux riches ! mort aux aristocrates ! mort aux bourgeois ! Les groupes auxquels il s’était mêlé l’avaient épié d’un œil défiant. Enfin, en regagnant son hôtel, il avait recueilli sur sa route des bruits encore plus formidables : on annonçait pour la nuit même le pillage du faubourg Saint-Germain.

Comme il rentrait à l’hôtel, il apprit que tous les amis de Solon venaient de sortir. Gaston était absent. M. Levrault trouva la marquise et Laure seules au salon ; il raconta ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu.

— Un seul homme peut nous sauver, dit-il en terminant : Solon, que vous n’avez jamais consenti à recevoir, Solon, qui ne s’est jamais assis à notre table. Tous ses amis sont partis ; Dieu seul sait s’ils reviendront et avec qui ! Solon seul peut nous protéger, nous défendre, nous sauver. Si les pillards viennent ici, il faut qu’ils le trouvent assis au milieu de nous, comme notre ami, comme notre frère. Je vais le chercher, je vous l’amène, et j’espère que vous lui ferez bon visage.

— Qu’il vienne donc ! dit la marquise en joignant les mains.

Quelques instans après, M. Levrault rentrait donnant le bras au vainqueur de février. Solon, qui jusque-là n’avait reçu que les visites de M. Levrault, s’était laissé entraîner sans trop de résistance ; son orgueil était flatté d’une invitation en règle à laquelle il ne s’attendait pas. La marquise, en voyant sa blouse et sa barbe, ne put retenir un mouvement de dégoût ; d’un regard, M. Levrault la contint. Solon s’établit dans une bergère, et la conversation s’engagea. Malgré la singularité de son allure et de ses principes, c’était un assez bon diable. La verve originale qu’il mettait dans la défense de ses opinions faisait de lui plutôt un sujet de curiosité que de colère. Laure et la marquise l’écoutaient avec résignation ; M. Levrault applaudissait à toutes ses saillies, à toutes