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— Partir, mon ami ! Et pourquoi ? Que vous manque-t-il ? N’êtes-vous pas chez moi comme chez vous ? N’êtes-vous pas ici chez un frère ?

— Croyez-vous donc que je sois sourd et aveugle ? Croyez-vous que je ne voie pas ce qui se passe autour de moi, que je n’entende pas ce qui se dit ? Est-ce que votre fille, votre gendre et sa mère me prennent pour un frère ? Ils attendent mon départ avec impatience, j’en suis sûr. Ils n’auront pas autant de plaisir à me voir partir que moi à les quitter.

M. Levrault redoublait en pure perte ses protestations de dévouement, Solon ne répondait que par un sourd grognement, et lui envoyait en plein visage des bouffées de fumée. Dans la crainte de passer pour un aristocrate, M. Levrault avait d’abord fait bonne contenance ; mais bientôt, enveloppé d’un nuage, saisi d’une toux convulsive, il fut obligé de battre en retraite.

Une fois seul, il repassa dans sa mémoire toutes les impressions de la journée. Solon, qui devait le protéger, le sauver, l’effrayait de plus en plus par l’amertume de son langage. Un rêve affreux vint mettre le comble aux angoisses de M. Levrault. Une bande furieuse envahissait l’hôtel, la torche à la main, et Solon, au lieu de repousser les assaillans, les guidait lui-même à travers les appartemens, les animait au pillage, prenait sa part du butin, et mettait le feu aux quatre coins de la maison. Laure et la marquise, échevelées, franchissaient les escaliers en flamme ; Gaston les précédait, armé jusqu’aux dents. Tout à coup l’arbre de la liberté planté au milieu de la cour se transformait en un gibet de proportions gigantesques ; le drapeau qui le couronnait se détachait et laissait voir Solon armé d’une corde. Déjà la marquise, Laure et Gaston étaient lancés dans l’éternité, et les pillards dansaient autour de la potence comme une ronde de cannibales. Le tour de M. Levrault était venu. Solon lui passait au cou le nœud coulant. À ce moment suprême, M. Levrault se réveilla en sursaut, baigné d’une sueur glacée. Il porta la main à son cou, et rendit grâce à Dieu de se trouver sain et sauf dans son lit. Pourtant sa frayeur n’était pas encore calmée. Il se leva, prit une bougie, parcourut l’hôtel, ouvrit une fenêtre sur la cour, prêta l’oreille, et ne regagna sa chambre qu’après s’être assuré que tout était tranquille. Que voulait dire ce rêve ? N’était-ce pas un avertissement céleste ? M. Levrault n’essaya pas de se rendormir ; il se mit à réfléchir sur sa destinée. Que faire pour sauver sa fortune, pour sauver sa vie ? La rencontre de Montflanquin et de Jolibois avait déjà surexcité son ambition ; la peur lui montra dans l’ambition son unique moyen de salut. Il n’y avait pas deux partis à prendre : il fallait absolument servir la république à la face du soleil. Il se rappela les offres de service que lui avait faites Jolibois, et résolut d’aller le trouver au point du jour.