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lâcheté, le droit de jouer un rôle. D’ailleurs, chacun de nous, dans le temps où nous vivons, n’a-t-il pas son devoir tracé ? Pour servir la France, il n’est pas besoin de se donner à la république.

— Mon gendre, répliqua vertement M. Levrault, la république et la France ne sont qu’une seule et même chose.

— Sachez, monsieur, dit la marquise avec hauteur, que la France de saint Louis n’est pas celle de Robespierre.

— Je respecte vos préjugés, madame, répondit M. Levrault d’un ton de pitié généreuse ; mais, grâce à Dieu, je ne les partage pas.

Voyant la querelle engagée, Gaston, comme à l’ordinaire, prit le parti de se retirer. Débarrassés de sa présence, la marquise et M. Levrault donnèrent un libre cours à leurs récriminations. Laure essaya vainement de les apaiser. La querelle s’envenimait de plus en plus. Après avoir épuisé l’épigramme, ils allaient en venir aux invectives, quand une bande armée passa devant l’hôtel. La lueur des torches éclairait la cour. Trente voix entonnaient la Marseillaise. La marquise et M. Levrault pâlirent, se regardèrent avec effroi et se turent : la peur les avait mis d’accord.

Avant de rentrer dans son appartement, M. Levrault voulut rendre visite à Solon, qu’il n’avait pas vu de la journée. Il trouva le blessé au coin du feu, les pieds sur les chenets, fumant sa pipe.

— Eh bien ! mon ami, demanda-t-il d’une voix affectueuse, comment vous trouvez-vous ce soir ? Avez-vous bien tout ce qu’il vous faut ? Commencez-vous à vous acclimater sous le toit de Guillaume Levrault ?

— Dans quelques jours, je l’espère, je serai tout-à-fait guéri, répondit Solon d’un ton bourru, et je quitterai votre maison, qui n’est pas faite pour moi. Les soins ne m’ont pas manqué ; mais Solon ne doit pas dormir sous le même toit qu’un marquis.

— Il n’y a plus de marquis, vous le savez bien, mon ami. Les grands patriotes réunis à l’Hôtel-de-Ville ont jeté au feu tous les parchemins. Et d’ailleurs, à quoi bon vous inquiéter de mon gendre ? N’êtes-vous pas chez moi, chez Guillaume Levrault, tisseur de laine, ouvrier comme vous ?

— Pour un ouvrier, vous n’êtes pas mal logé. Il paraît que vous faisiez de fameuses journées, et que votre patron vous donnait une fière part dans ses bénéfices. Est-ce avec votre livret de la caisse d’épargne que vous avez acheté cet hôtel ? Allez, ce n’est pas Solon qu’on endort avec de pareils contes. Je sais bien chez qui je suis. Vous êtes un bourgeois et votre gendre un aristocrate. Dès que ma blessure sera fermée, j’irai retrouver mes frères. Ma place n’est pas ici. Je hais la richesse, mais je ne suis pas ingrat ; pour vous prouver ma reconnaissance, j’oublierai le chemin de votre hôtel. Mes camarades ne restent chez vous que pour me tenir compagnie ; nous partirons tous ensemble.