sa raison et presque son honneur lui ordonnaient d’abandonner ; tout ce que contemplait ses yeux l’appelait au contraire à une bonne et généreuse vie : il n’hésita pas un instant. Au bout de quelques heures, il était à Londres, ne sachant pas s’il existait en ce monde d’autres beautés que les charmes de miss Jane.
William avait servi de témoin dans une affaire à un de ces hommes comme on en rencontre assez souvent parmi les officiers de l’armée anglaise, qui joignent à une grande fermeté de cœur des qualités intellectuelle d’une nature originale et d’un ordre élevé. Le colonel Scander avait inspiré à William une profonde estime et une assez vive affection. Dans les heures qu’à son grand regret il ne donnait pas à miss Jane, c’était avec lui qu’il avait le plus de plaisir à se trouver. Un matin, le colonel vint chez Colbridge, et voici à peu près ce qu’il lui dit :
— Mon cher marquis, il y a un rôle qui à tout âge et pour tous les hommes est humiliant et douloureux, mais qui à un homme de votre caractère et de votre âge doit causer une humiliation et une douleur toute particulière. Miss Jane, il est impossible que vous ne le sachiez point, vous a affublé de ce rôle-là…
Si vous ne donniez à miss Jane que de l’argent, je ne vous adresserais aucun reproche. Avec votre fortune et votre naissance, qu’on paie une femme qui vous trompe, c’est fort bien, cela vaut infiniment mieux que de tromper, comme on le fait d’habitude, une femme qu’on ne paie pas ; mais vous donnez à miss Jane votre cœur. Il n’est bruit dans Londres que de votre amour pour elle. La passion effrénée qu’elle vous inspire est le texte de tous les discours ; les imbéciles en rient, les philosophes en raisonnent, tous les oisifs en sont ravis ; moi, cette passion m’afflige, car elle vous tue. Je ne vous dirai pas qu’elle vous avilit, ce serait une expression trop forte ; toutefois elle vous fait perdre, c’est bien certain, cette estime parfaite, cette considération sérieuse dont un homme de votre valeur devrait être entouré. Elle vous met en contact avec un fléau social dont vous n’auriez jamais dû sentir les atteintes, avec le ridicule. Le duc de Norforth est parti hier pour Saint-Pétersbourg, après avoir échangé deux coups de pistolet avec moi. Savez-vous pourquoi ? je vais vous le dire. Dans un souper que le Prince de Nipperg nous a donné il y a trois jours, Norforth a tiré de sa poche une lettre où miss Jane lui disait de venir, parce qu’elle s’était débarrassée de vous. Et il nous a raconté par quelle scène sentimentale cette perverse créature s’était fait les loisirs dont elle a usé de la sorte. Je n’ai point pu supporter le rôle que vous jouiez dans l’histoire de Norforth,