de lord Bentinck ; il revint plein de fatigue et de tristesse. Il n’avait point surpris dans sa maîtresse un seul de ces élans que demande au cœur qu’il aime un cœur épris de l’idéal. Les planches de la scène semblaient être pour elle ce qu’était le trépied pour la pythonisse. Quand elle ne les touchait plus, elle cessait de vivre de la vie enthousiaste et sacrée. Il y avait un monde cependant où elle conservait son énergie, sa grandeur, ses charmes surprenans et irrésistibles : c’était celui de la passion. Dans ce monde-là, elle régnait comme sur le théâtre ; mais de quelle façon perverse, tyrannique, meurtrière ! Elle armait de toute la puissance, elle ornait de tous les attraits du génie cette succession inouie de caprices effrénés, de fantaisies dépravées et égoïstes dont se compose une ame de courtisane.
Un jour, en se promenant avec William dans Hyde-Park, elle aperçut Lionel, qui, sortait d’une verdoyante allée. Le jeune duc maniait son cheval avec une parfaite élégance. Il rappelait vraiment, par sa belle tournure, par son grand air, ces seigneurs des siècles passés qu’il avait choisis pour modèles. Il passa auprès de la calèche où miss Jane était à demi couchée, regardant, avec lassitude plutôt que d’amour, les yeux de William, constamment fixés sur les siens. Il eut l’inspiration heureuse de ne pas lui parler, mais de s’incliner et de se découvrir en passant. Le beau Lionel saluait à cheval avec une grace particulière. Miss Jane, quand Lionel se fut éloigné, tomba dans une rêverie sombre et obstinée, semblable à celle d’un prince d’Orient qui regarde danser des bayadères. Cet homme qu’elle avait vu maintes fois, et dont maintes fois les tendres discours lui avaient semblé insipides, venait de lui apparaître sous un jour tout nouveau. William fut des heures entières sans pouvoir lui arracher une parole. Cependant il arriva un instant où ses vapeurs se dissipèrent tout à coup. Ses traits reprirent toute leur animation son esprit reprit toute sa verve ; elle sembla recouvrer toute sa tendresse pour William : elle venait de prendre un parti ; elle avait trouvé le plus simple et le plus ingénieux des moyens pour se débarrasser tout un jour de lord Colbridge.
À cette heure où Roméo quitte Juliette, où la verdure est gaie, le ciel rose et le cœur des amoureux mélancolique, elle dit tout à coup à William, dont l’ame, comme le corps de cette ardente Romaine d’un poète antique, rassasiée, mais non pas lassée d’amour, était suspendue à son regard : — Ne me regardez pas ainsi, vous me faites peur !
Il y avait dans sa voix tente et sonore un accent de mystérieuse épouvante qui glaça le cœur de Colbridge
— Au nom du ciel ! lui dit-il, Jane, qu’avez-vous ? Quelle fantaisie sinistre passe dans votre esprit ? Quel fantôme voyez-vous que mes yeux ne découvrent pas ?
— Vous me faites peur, reprit-elle de la même voix, vous m’aimez