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une nouvelle qui aurait suspendu chez un autre tout mouvement d’intelligence et de cœur, c’est à vous seule, à votre amour que j’ai pensé. Un terrible, un odieux soupçon m’est venu, et je me suis trouvé plus malheureux alors en tombant sur mes sacs d’or qu’un autre en tombant sur du fumier. Sans vous, tout me déplaît, m’ennuie et me fait mal. Vous m’aimiez, dites-vous, vous aviez toujours devant les yeux mon image ; c’est moi qui vous aimais, c’est moi qui vous voyais. Si vous saviez comme la nature m’irritait, comme ses splendeurs me semblaient mesquines, comme tous ses spectacles étaient pour moi sans intérêt, sans valeur, pleins de tristesse et de néant, alors que j’étais loin de vous, ne me doutant pas que vous m’aimiez ! Ah ! Jane, si vous avez pitié d’une vie qui vous appartient, d’une vie qui s’éteindra sans vous, tâchez de m’aimer encore. Je le sens maintenant, si vous m’aimiez, si je rentrais dans ce paradis d’où me bannit votre colère, je vous adorerais d’une adoration parfaite, il n’y aurait plus en moi, mon Dieu, une pensée qui ne fût toute d’amour et de respect pour vous.

Jane se laissa toucher, et comme cela arrive dans la vie amoureuse, cette vie où les heures s’enlacent d’une si capricieuse façon, aux emportemens du désespoir et de la colère succédèrent tous les élans du bonheur et de la tendresse ; puis vinrent ce sourire, cette gaieté, ces momens de libre causerie, de familiarité joyeuse, qui ont leur place parmi les émotions variées dont se compose le plus divin des passe-temps. Jane raconta en riant à William comment elle avait rompu avec lord Damville.

Le pauvre lord, qui l’impatientait depuis si long-temps par maint côté de son caractère, particulièrement par son goût pour les lettres, lui avait fait tout à coup une révélation désastreuse. Un beau matin, il lui, avait lu une pièce en cinq actes appelée Elisabeth, pour laquelle il réclamait son talent. Au moment où William était parti pour aller respirer l’air de la mer, on répétait la pièce de lord Damville à Covent-Garden avec activité, mais avec mystère. L’auteur d’Elisabeth voulait étonner ses amis et ses ennemis en prenant place un beau jour à côté de Shakspeare, sans en avoir prévenu personne ; mais la discrétion et la patience lui avaient manqué, et, une semaine avant la première représentation, il s’était mis à faire chaque soir des lectures dans les salons. Lord Damville était un de ces hommes qu’attire fatalement le ridicule des lectures mondaines. Du reste, on le croyait si peu en état de faire marcher une action et agir des personnages, que généralement on était étonné en voyant toutes ces entrées et toutes ces sorties, toutes ces demandes et toutes ces réponses qui se suivaient tant bien que mal pendant cinq actes ; puis on se disait : « Le talent de miss Jane fera des merveilles. » Il y a des bornes à toutes les puissances, même à celles des femmes et du talent. On avait représenté, il y avait huit