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ses prétentions à la spirituelle amabilité ; enfin elle encourageait, par un regard d’intérêt onctueux, la manière dont buvait et mangeait le duc de Penarez. Il y avait deux hommes seules pour qui elle ne faisait point de frais, lord Damville, qu’elle traitait en mari, et notre ami William Simpton, qu’elle semblait n’avoir jamais traité ni ne vouloir traiter jamais en amant.

Après le plus ennuyeux des dîners commença pour William la plus ennuyeuse des soirées. Le salon de miss Jane était amusant ce jour-là comme un salon ministériel. Toutes sortes d’illustres personnages y arrivaient pour lesquels la comédienne se mettait en frais de graves façons. Lord Damville triomphait ; William résolut de s’en aller. Il se trouva dans la rue par une nuit d’été éblouissante. Ce soir-là, il y avait au-dessus de Londres un ciel italien. – Comment ! se dit-il, deux yeux où il n’y a même eu d’amour pour moi m’empêcheraient de sentir tout ce libre espace de ciel, cet air pur et ces étoiles ! Ensevelissons dans notre cœur miss Jane sous une couche de pensées tendres et mélancoliques comme des fleurs de cimetière, et n’y pensons plus. – Il est une chose qu’on doit soupçonner, c’est que William Simpton, qui avait vingt-cinq ans et qui était bien tourné, avait dans sa vie un attachement plus positif que son amour pour miss Jane. Il n’en est point de la vie réelle comme du roman où une tendre inquiétude, un sentiment idéal, suffisent pour remplir une ame. En ce monde, tandis que vous vous préoccupez d’une femme qui ne vous appartient pas, il en est d’habitude une qui vous appartient dont vous ne vous préoccupez pas.

Simpton songea tout à coup qu’il ferait bien de se mettre à aimer sérieusement une femme qu’il voyait tous les jours, et auprès de laquelle il avait réussi depuis plusieurs mois. Lady Blington, c’était la maîtresse de William, était une femme suffisamment aimable et suffisamment jolie, qui avait aimé les arts toujours et de temps en temps un artiste. Elle n’était point précisément sotte, et elle avait des yeux bleus avec des cils noirs que William aurait bien adorés ; mais elle avait la plus fâcheuse des prétentions, elle voulait être une Béatrix. Elle déposait sur le front du jeune sculpteur un baiser de la poésie la plus affectée. Elle lui parlait de l’inspiration, elle lui faisait jurer qu’elle était sa muse. Pour un esprit comme celui de William Simpton, épris de l’art d’une façon naturelle et sérieuse, ces afféteries étaient intolérables, il y avait des jours ou lady Blington le mettait dans l’état où le piano met les chiens de chasse, c’est-à-dire lui donnait de longues et violentes attaques de nerfs. Eh bien ! pourtant il résolut d’aller braver ce soir-là les paroles inspirées et le baiser sur le front.

Il trouva lady Blington seule, tenant à la main un volume de Lamartine qu’elle lisait en français, car elle était essentiellement lettrée. Quand elle aperçut William, elle lui tendit la main en laissant son regard