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— J’ai vivement regretté, fit miss Jane d’une voix glaciale, que lord Damville ne pût point m’accompagner aujourd’hui ; mais il était obligé de donner sa matinée au travail.

— Ah ! lord Damville travaille, reprit Simpton d’un ton blessé et ironique ; s’occuperait-il, par hasard, de quelque composition littéraire ? Beaucoup de gens en seraient ravis, miss, car lord Damville a des ennemis, malgré son parti pris de bienveillance universelle.

— Oui, monsieur, des ennemis qui sont parvenus à fausser le jugement du public sur la valeur fort incontestable, suivant moi, de son esprit et de ses œuvres. J’aime et j’estime beaucoup lord Damville, monsieur Simpton ; je lui trouve autant de hauteur dans l’intelligence qu’il a de bonté dans le cœur.

— Ma foi, miss, reprit Simpton en homme décidé à jouer gros jeu, parce qu’il se sent une partie unique à perdre ou à gagner, s’il a de la bonté, vous n’en avez guère, car en ce moment, sans but aucun, ou plutôt dans une intention damnable, celle de me faire souffrir, de m’exaspérer, vous me dites sur lord. Damville ce que vous ne pensez pas, ce que vous n’avez jamais pensé. Ce peut être un homme fort honnête, d’un commerce très sûr ; mais vous savez parfaitement que c’est un sot. J’ai dit le mot et je le maintiens. Ce que j’exprime en franches paroles aujourd’hui, vous saviez fort bien l’exprimer l’autre jour en expressifs regards et en significatifs bâillemens, pendant que lord Damville faisait un cours sur Shakspeare. Dites-moi, miss Jane, que vous n’avez jamais aimé et ne voulez jamais aimer aucun homme, mais cherchez pas à me faire croire que vous aimez lord Damville.

— Vous avez raison, fit miss Jane, changeant tout à coup de voix et de visage ; je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais personne, monsieur Simpton. Je juge fort bien lord, Damville : il m’ennuierait comme il a toujours ennuyé tous ses amis et toutes ses maîtresses, si celui-ci m’ennuyait plus que celui-là, si cette chose m’ennuyait plus que cette autre ; mais je suis à peu près insensible, mon pauvre monsieur Simpton, en dépit de ces airs passionnés par lesquels je vois bien que vous vous laissez tromper vous-même, malgré votre esprit éclairé. Dans ma tête, il y a eu trop de flamme ; maintenant il n’y a plus que de la cendre. Dans mon cœur, je n’ai jamais eu que le néant. Je bâille par habitude à ce que je sais être ennuyeux, comme je ris par habitude à ce que je sais être amusant. Ennui, amusement, ces mots-là ne me représentent rien, du moins ils ne m’irritent pas. J’en sais d’autres qui n’ont pas pour moi plus de sens et qui me causent d’incroyables impatiences ; ce sont ceux qu’on me répète sans cesse, d’amour, de tendresse, de passion. Je suis sûre d’avoir aimé très ardemment l’art, je crois avoir aimé un peu le public ; mais un homme, monsieur Simpton (et miss Jane prit le sourire d’un Méphistophélès en jupons), un de ces hommes