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mœurs et dans les lois romaines, ne parvint pas à en déraciner l’antique centésime pendant plus d’un siècle encore après le premier empereur chrétien, et Théodose-le-jeune l’admettait dans son code, avec le décret qui avait réglé à 50 pour 100 l’intérêt du prêt en nature dans les campagnes. Le paysan qui empruntait deux boisseaux de blé pour ensemencer son champ devait en rendre trois. Ainsi l’avait ordonné Constantin.

C’est par Justinien que s’opéra la vraie réforme chrétienne. Il fit sa loi pour tout l’empire, et supprima les coutumes locales qui pouvaient en contrarier l’universelle application. Cette loi établit une échelle de prix différens pour l’argent prêté d’après les rangs et les états des prêteurs, qu’elle distribue en trois catégories, et la mesure des profits licites croît en raison inverse de la dignité des personnes. Les grands et les nobles ne pourront pas exiger plus de 4 pour 100 ; les négocians et gens de métiers pourront élever leurs prétentions jusqu’à 8 ; il n’est accordé que 6 aux particuliers non commerçans ; on ne doit pas exiger plus de 5 lorsqu’on prête aux paysans. Justinien croyait favoriser beaucoup les petits agriculteurs. Comment ne voyait-il pas que, s’il n’y avait pas assez de piété dans les cœurs pour conseiller le prêt à bon marché, sa loi fermait la bourse des prêteurs endurcis ?

Ce système, si nouveau par son unité et par sa domination exclusive, sanctionnait d’ailleurs plusieurs idées qui n’étaient pas tout-à-fait nouvelles. Déjà l’empereur Alexandre-Sévère avait contredit l’opinion romaine qui fondait les prérogatives de la hiérarchie sociale sur la fortune. Il avait voulu que l’argent profitât moins en proportion des grandeurs de ceux qui le plaçaient, et il défendit aux sénateurs de prêter à intérêt, ne leur laissant que la faculté de recevoir un présent de reconnaissance. Pourtant il se ravisa dans la suite, et leur permit de prendre 6 pour 100 d’intérêt ; plus de présens. On peut croire que les sénateurs avaient fait contracter aux indigens des habitudes de munificence excessive.

Justinien, en multipliant et resserrant les liens de l’usure, diminuait la peine des délits. Les menaces d’amendes du quadruple et de marques d’infamie en certains cas disparurent de la législation du prêt, et les délinquans n’eurent plus à craindre que la perte de la somme prêtée.

Je ne pousserai pas plus loin cet aperçu des constitutions impériales sur cette matière. Désormais la loi romaine va cesser, la loi ecclésiastique régnera sans partage. Et alors, en suivant un chemin différent, avec des intentions plus pures, on revient au même point où les choses étaient dans l’ancienne république savoir : la proscription absolue du prêt à intérêt, et toujours, par une conséquence inévitable et diamétralement opposée au dessein du législateur, un redoublement d’astuces et d’avarice inexorable de la part des usuriers, et de misère pour les pauvres emprunteurs. La charité chrétienne malentendue faisait, à dix siècles d’intervalle, ce qu’avait fait la philanthropie démagogique. Ainsi roule perpétuellement l’espèce humaine dans un cercle d’illusions. Souvent ce qu’on prend pour un progrès n’est que le retour à une vieille erreur qui a changé de signalement.

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V. de Mars.