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le trahissent abominablement ? — Mais, direz-vous peut-être, vous à qui nous parlons, la patrie est en le tocsin ! — Eh bien ! nous vous demandons seulement de ne pas sonner avant l’ordre. Pourquoi donc êtes-vous si pressés ?

On sait l’histoire de ces chevaliers anglais qui allèrent un jour tuer dans son église le saint archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket. Le roi Henri II s’était écrié : Ne serai-je jamais délivré de ce clerc ? On le prit au mot par excès de zèle, on crut obéir quand il ne commandait pas, et il est très certain que ces ardens serviteurs dépassèrent de beaucoup l’intention de leur maître en l’exécutant à leur guise. Nous ne sommes plus à l’époque des dévouemens féodaux, mais il y a toujours des gens qui entendent les choses au pied de la lettre, et qui en font trop par bonne envie de mieux faire. Les personnes considérables ont naturellement des boutades et des vivacités que leur prudence réduit à propos dans les occasions où elles seraient déplacées ; elles n’ignorent pas que la mauvaise humeur n’est point de la politique, et elles ne se la permettent que lorsque la politique n’est plus en question. Encore leur mauvaise humeur ne va-t-elle jamais au-delà du bon sens, et, pour être piquante, elle n’en est pas moitis raisonnable. Il arrive malheureusement quelquefois qu’en s’abandonnant ainsi à toute la sincérité de leurs jugemens sur les hommes ou sur les choses ces personnages sont écoutée par des esprits qui ne distinguent point toujours à temps un accès d’impatience d’une inspiration gouvernementale. Il est souvent difficile, dans les grandes situations, de conduire ses sous-oeuvres et d’empêcher qu’ils ne prennent les devans sur vous. Le sous-oeuvre est un des plus fréquens embarras d’une haute carrière politique. Il n’y a qu’une manière, pour un sous-oeuvre, d’élargir sa place et d’accroître son importance extérieure : c’est de distancer ceux dont il relève, afin d’avoir l’air de fonctionner tout seul. Le sous-oeuvre dépasse constamment la ligne de vos sentimens et de vos idées. Vous avez de ces rancunes permises dont la vie est semée, il se donne en votre honneur des haines implacables ; vous indiquez des tendances mauvaises dans la direction des affaires, il découvre des abîmes ; vous vous plaignez des maladroits, il crie à la trahison ; vous murmurez, il tempête.

Il y a probablement un peu de tous ces élémens-là dans l’ouragan soulevé depuis la clôture de l’assemblée contre quelques membres du cabinet ; cet ouragan sort en effet ou paraît sortir d’un coin de la majorité. C’est sur M. Dufaure et sur M. Passy qu’il s’est particulièrement abattu. Nous devons dire, pour être vrais, en quoi l’un et l’autre prêtent peut-être à l’assaut.

M. Dufaure, dont personne n’honore plus que nous le caractère, est cependant, par ce caractère même, non pas en dehors, mais à côté, mais, en arrière du mouvement qui emporte aujourd’hui l’opinion. On se rappelle sans doute que M. Dufaure refusa catégoriquement son adhésion à cette triste propagande des banquets qui devait amener la chute de la monarchie. Nous n’évoquons pas ce souvenir pour gêner le républicanisme de M. le ministre de l’intérieur ; c’est au contraire notre point de départ pour l’expliquer. Il est des esprits moyens qui aiment à se tracer une conduite dans laquelle ils ne pas avec tout le monde ; ils se rassurent ainsi eux-mêmes contre la crainte de ne plus s’appartenir, et cette crainte est chez eux assez vive pour se manifester jusque dans les résolutions qu’ils peuvent légitimement attribuer à des motifs