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communiste ressemble à cette soudure charnelle ; elle nous offre pour toute perspective une humanité siamoise. Quant à la société communiste, elle m’a toujours paru ressembler à une boutique d’épicier en gros. Vous savez ces grands magasins où tout est pêle-mêle entassé, les caisses de savon à côté des piles de pains de sucre, les quintaux de chandelles graisseuses et les tonnes de cassonnade, les barils d’huile et les balles de sel, la canelle, les épices à côté des tonneaux de morue ; le tout produit un aspect incohérent et ennuyeux, avec des teintes grises et sales, et exhale une odeur mélangée qui soulève le cœur. Le Communisme produit sur moi le même effet. Hommes, femmes, enfans, vieillards, jeunes gens, bossus, boiteux, aveugles, sont entassés dans ce grand hôpital, où il n’y a qu’un entresol et un grenier. Les sots se mêlent avec les gens d’esprit, que ces derniers le veuillent ou ne le veuillent pas, sous prétexte que ces gens d’esprit sont leurs frères. Nulle hiérarchie, excepté à dîner ; ceux qui ont le plus de besoins sont le plus près des mets, et peuvent revenir au plat ; les autres, non. Je n’ai besoin de rien acheter, ce qui est un excellent moyen de ne pas faire de dettes ; mais, en revanche je ne puis vendre aucun de mes services, parce qu’il est bien certain que je n’aurai aucune espèce de caprice ou de désir à satisfaire. S’il me faut donner à ma femme un châle ou un bracelet en sus de ceux qui lui seront probablement alloués par la communauté, cela me sera à peu près impossible, Il me faudra aller déclarer au bureau des distributions que c’est un besoin de ma femme, ou bien que je suis menacé de telle ou telle mésaventure peu attrayante, même dans la communauté, si je ne satisfais pas à ce besoin, et autres déclarations honteuses ; mais la communauté, qui sera frustrée par ce besoin, pourra fort bien s’en venger : les autres femmes regarderont de travers ma chère moitié, et les hommes me jetteront sur mon passage des épithètes déplaisantes. Vous voyez quelle aimable société !

« Quant aux théoriciens de cette école, ils m’ont toujours inspiré une vive répulsion, à cause de leur incurable vanité. Il n’y en a qu’un auquel je me suis attaché quelque temps, non par amour pour ses doctrines, mais par bon goût littéraire : cet homme est M. Proudhon. Que voulez-vous ! je commence à vieillir, je n’ai guère d’illusions et j’aime cet homme, parce qu’il déshabille ces doctrines et les montre dans leur plus cynique nudité. Il laisse les symboles métaphysiques, les métaphores poétiques, les rêves d’une société féerique aux autres écoles socialistes. Il laisse de côté l’accessoire, ne s’embarrasse pas dans les hypothèses, et va droit à l’essentiel. Parlez-lui d’organisation du travail, et il vous répondra : « Autant vaudrait dire que vous voulez crever les yeux à la liberté.» Parlez-lui du droit au travail, et il vous répondra : « Accordez-moi le droit au travail, et je vous accorde le