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LE SOCIALISME ET LES SOCIALISTES EN PROVINCE.

socialiste à cause de toutes celles qu’on aurait pu conquérir et qu’on a perdues par cette première faute. Prêcher des doctrines subversives, cela est de tous les temps ; mais les prêcher par les raisons que j’ai signalées, cela n’appartient qu’à notre époque. Autrefois c’était un excès d’enthousiasme, un excès de sympathie, un excès de fanatisme, qui faisaient éclore ces doctrines ; aujourd’hui, on peut l’affirmer, c’est simplement un excès de tempérament, un excès d’ardeur sanguine. Je nomine les choses par leur nom, et je ne sais pas dire les choses en ne les disant pas.

« Je puis d’autant mieux les accuser de ce travers et dire que c’est l’appât caché qui attire les adeptes du socialisme, que moi-même, comme tout le monde, j’y ai été pris. J’avais dix-huit ans, et je sortais du collège. Ce qu’on désire dans l’adolescence, tout le monde le sait ; il n’entre aucune arrière-pensée de vanité, d’orgueil ou de fatuité dans les passions d’un adolescent : c’est l’amour de la jouissance pour la jouissance, c’est véritablement la théorie de l’art pour l’art ; cependant cet entraînement, ces sensualités et ces désirs ne sont pas complètement vulgaires : ils se colorent de teintes charmantes et s’illuminent de reflets ardens. Ne vous étonnez pas si je vous entretiens de choses semblables ; mais la connaissance des passions est très nécessaire pour comprendre la signification des doctrines socialistes, et je crois véritablement qu’on pourrait marquer la différence de ces doctrines par les variations que les phases et les époques de la vie amènent dans le tempérament. Ce fut donc à dix-huit ans que, dans ma petite ville, j’entendis parler de deux de mes compatriotes qui étaient venus prêcher une religion nouvelle. Je demandai le nom de cette religion : on me répondit que c’était la religion saint-simonienne. Je m’informai de ses dogmes, je lus avec passion les livres et les journaux des adeptes ; je devins saint-simonien, non de fait, mais de pensée, car je résolus de régler ma vie sur cette religion. Remarquez combien cette religion est faite pour les collégiens et les très jeunes gens, et vous ne vous étonnerez pas si la doctrine trouva parmi eux de si nombreux adeptes. On a dit que les saint-simoniens étaient des ambitieux et des charlatans ; cette explication est bien vulgaire : eh ! non, c’étaient simplement des jeunes gens qui avaient reçu une éducation très distinguée et qui étaient en peine de leur esprit et de leur corps. Être en peine de son esprit et de son corps, c’est là le grand malheur des jeunes gens de notre siècle. Une sorte de tourment moral, d’une part, et d’irritation sensuelle, de l’autre, voilà malheureusement leurs caractères distinctifs. Mais, pour revenir, une religion qui proclame le corps et I’ame unis par l’amour, qui enchaîne tout le genre humain dans les liens flottans et les nœuds faciles à détacher de la volupté, plaira évidemment à cet âge où l’ame est mêlée au sang et en a l’impétuosité, et où